Alors que ce jeudi 21 mars 2024 avait lieu la réception des récents travaux menés sur l’orgue de chœur de la cathédrale (entreprise l’Atelier de Facture d’Orgue), voici un article paru en février 1857 dans le 2e numéro de la revue La Voix de Notre-Dame de Chartres, relatant sa cérémonie d’inauguration.
« Une solennité religieuse des plus intéressantes réunissait, il y a quelques semaines, dans l’église Cathédrale (le mardi 25 décembre), l’élite de la société chartraine. Le chœur si vaste de celle basilique était rempli d’hommes ; le sanctuaire était occupé par les séminaires, et les stalles supérieures par un nombreux clergé en habits de chœur. Aux sons mâles et harmonieux du grand orgue, touché par M. Simon, organiste de Saint-Denis, Monseigneur, revêtu de la chape, la mitre en tête et la crosse à la main s’avança avec ses assistants, vers le milieu du chœur. Où allait-il ?
De quoi s’agissait-il ? C’est ce que chacun pouvait se demander, même après avoir lu le programme de la fête. Il était question en effet de l’inauguration d’un orgue, et tous les yeux cherchaient en vain l’instrument. C’est que, par une heureuse idée de notre digne prélat, cet orgue, d’ailleurs assez considérable, existait dans de telles conditions qu’il était complètement invisible. Sa Grandeur avait tenu avant tout à conserver la symétrie du chœur qui est entouré, comme on le sait, de bas-reliefs en marbre très remarquables, quoiqu’ils soient un hors-d’œuvre et un ornement disparate sur la tête de notre reine de l’art gothique. C’est dans l’exécution de ce travail difficile, dans la solution de ce problème de mécanisme, que M. Gadault fils, facteur plein d’avenir, a montré un vrai talent. Il a su établir, dans les meilleures conditions de sonorité, et tout en conservant à ses jeux fortement embouchés, la nature de son qui leur est propre, un orgue de dix jeux, savoir : bourdon 16, trompette 8, basson 8, clairon 4, flûte 8, salicional 8, bourdon 8, prestant 4, doublette, dessus de hautbois, dessus de flûte harmonique ; le tout placé dans une très petite chambre adossée aux stalles du chœur.
C’est donc vers cet orgue invisible que s’avançait Monseigneur pour le bénir. Cette cérémonie achevée, Sa Grandeur retourne à son trône, reconduite au son du nouvel instrument qui, sous les doigts du jeune organiste accompagnateur de la cathédrale, M. James Nary, trouva un brillant et énergique motif en remerciement de la bénédiction qu’il venait de recevoir. Chacun, en l’entendant pour la première fois, se tournait vers le bas-relief en marbre, cherchant à pénétrer le secret des sons vigoureux qui paraissaient en sortir. Une messe à orchestre militaire de la composition de M. Miné, notre ancien et célèbre organiste, dont il était bien juste de faire en cette circonstance revivre la mémoire, fut ensuite exécutée par le chœur de la cathédrale, et accompagnée de la musique de la ville, le tout sous la direction de M. Maroteau, artiste distingué, qui a montré dans cette circonstance autant de zèle que d’expérience et d’habileté. M. Néermann, première clarinette solo du 2e grenadiers de la Garde, et M. Demarne, baryton, attaché à la paroisse Saint-Séverin de Paris, sont venus, avec une générosité qui fait autant l’éloge de leur caractère que les morceaux exécutés par eux font l’éloge de leur talent, apporter à cette messe le concours, l’un, de son délicieux instrument, l’autre, de sa magnifique voix. Mais chacun attendait avec impatience l’instant où l’orgue d’accompagnement se ferait de nouveau entendre : on avait aperçu M. Simon descendre du grand orgue, et un sentiment de joie s’exprima par des signes approbateurs, quand on vit le célèbre improvisateur se diriger vers l’orgue d’accompagnement au moment de l’Offertoire. En effet, pendant près de 25 minutes, il ravit l’auditoire par la variété de ses mélodies et la délicatesse de son jeu, entremêlant à l’harmonie la plus riche des motifs de Noël qui reposaient agréablement l’attention des auditeurs. C’est alors surtout qu’on put apprécier les ingénieuses ressources que le facteur a su ménager dans le mécanisme de son instrument qui, au moyen de quelques pédales de combinaison, peut passer des sons les plus aigus des anches aux sons les plus doux de la flûte ou du bourdon. L’orgue, complètement fermé au moyen d’une jalousie d’expression, produit des effets de lointain dont M. Simon a su tirer un rare parti.
Mais la spécialité d’un orgue d’accompagnement, c’est d’accompagner, et l’épreuve n’eût pas été complète, si cette partie essentielle de la réception eût été omise. Grâce à la délicate prévenance d’un compositeur très distingué, nous avons eu le double plaisir d’entendre le riche accompagnement et la belle composition d’un O salutaris fait spécialement pour cette solennité musicale. M. Chollet, que nous n’avions pas encore l’honneur de connaitre, nous a fait désirer, par ce seul morceau, posséder désormais dans notre répertoire les nouvelles compositions qu’il pourra produire. L’orgue a certes bien contribué ainsi que la voix religieuse et fortement accentuée de M. Demarne, au succès de celte pièce ; mais pourtant il faut avouer, et le facteur en est convenu avec nous, que notre instrument s’est trouvé un peu faible, en raison de son emplacement, pour l’accompagnement des autres morceaux d’ensemble : parfait pour une voix seule, il lui est difficile d’en soutenir un certain nombre avec ses seuls jeux de fond ; aussi le comité de réception, que présidait M. Simon, et qui était composé de MM. les fabriciens et des membres les plus compétents du Chapitre, a-t-il jugé à l’unanimité qu’il fallait donner au développement du son le plus d’ouverture possible, dût-on sacrifier la jalousie d’expression qui n’est, après tout, que secondaire dans un orgue d’accompagnement, et remplacer la flûte harmonique par un plein jeu de trois tuyaux par note qui tiendra ainsi le milieu entre les fonds et les anches, donnant du mordant aux uns et de la vigueur aux autres.
C’est ce que M. Gadault se propose de faire prochainement, heureux de pouvoir à ce prix recueillir sur son travail le suffrage de tous les connaisseurs qui n’ont qu’une voix pour reconnaître les soins minutieux apportés à chaque partie de ce ravissant instrument, et l’heureuse composition des jeux et l’excellente matière des tuyaux, et la solidité des sommiers, et la supériorité du mécanisme qui après deux mois de sécheresse ou d’humidité, placé dans un enfoncement qui laissait tout à craindre, n’a pas varié un seul instant ni produit un seul cornement ou ébranlement sérieux dans l’accord. Nous sommes donc heureux de pouvoir décerner à M. Gadault dans ce compte-rendu que nous avons retardé exprès pour que l’orgue pût être suffisamment éprouvé, un éloge mérité qui sera pour lui un encouragement et un titre à la confiance des églises qui penseraient à lui confier le travail d’instruments du même genre. »
L’abbé VASSARD,
Chanoine honoraire, Maître de chapelle de la Cathédrale
Pour aller plus loin : l’orgue de chœur de la cathédrale, aujourd’hui