par Nicolas Reveyron, Université Lumière-Lyon-2
avec l’aimable autorisation de Chartres Sanctuaire du Monde

 

Restauration, transformation : la chapelle Saint-Piat fut d’abord la salle du chapitre, puis le caveau des évêques et bientôt, au XXIe siècle, abritera le trésor de la cathédrale.

 

Dans la Chronique des Ducs de Normandie, du XIIe siècle, Benoît de Saint-Maur rend grâce aux ducs d’avoir « restauré à neuf les villes détruites et les églises abattues ».

À cette époque, la notion de restauration n’est pas nouvelle. Elle est apparue beaucoup plus tôt dans l’histoire, mais au Moyen Âge, dans l’Antiquité, au temps de Viollet-Le-Duc ou de nos jours, qu’entend-on par restaurer? Réparer, reconstruire, embellir, entretenir, consolider…?

Au-delà des divergences d’action et de finalité, ces verbes révèlent une intention commune : exalter et pérenniser une réalité passée qui fonde le présent.

 

1 – Réparation, Restauration, Reconstruction

Eugène Viollet-Le-Duc, à Notre-Dame de Paris, s’attachant à reconstruire la flèche du XIIIe siècle, détruite à la fin du XVIIIe siècle, a recherché les vestiges, heureusement conservés dans les combles de la cathédrale, en l’espèce la souche de l’ouvrage gothique. Et c’est à partir de ses caractéristiques techniques et géométriques – volume général, sections des bois qui en traduisent la puissance, angles des poutres, articulation des pièces, contrebutement, ancrage dans la charpente – qu’il a reconstitué une flèche similaire à son modèle disparu, mais plus grande et plus richement ornée, comme en témoignent au XVe siècle les figurations de Notre-Dame par Jean Fouquet.
Une autre philosophie de la restauration est celle qui s’apparente au souci d’entretenir un édifice, sans intervenir plus lourdement dans son apparence ou sa structure. Historien de l’art, archéologue et redoutable polémiste, Adolphe Napoléon Didron (1806-1867) est, au sein du Comité historique des Arts et Monuments, créé par Guizot, le collègue de Mérimée, Hugo, Lenoir, Vitet et alii, tous jeunes et dynamiques promoteurs d’une architecture médiévale en grand danger de disparition. Sur la conservation des monuments historiques, sa pensée est d’une extraordinaire modernité : « En fait de monuments anciens, il vaut mieux consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer que refaire, mieux refaire qu’embellir ; en aucun cas, il ne faut rien ajouter, surtout rien retrancher » (Annales archéologiques, 1839). Dans cette optique, il réclame que les blessures faites dans les murs de Saint-Germain-l’Auxerrois par les combats de la révolution de 1830 ne soient pas effacées, afin qu’elles témoignent de l’histoire.

 

2 – Restauration et Authenticité

Un édifice est le résultat présent d’actions passées : les actes se sont envolés, le monument reste. Ses matériaux – pierre, bois, métaux, verre, mortier – en tiennent la mémoire. Ils portent sur eux et en eux les empreintes des actions (traces des outils, trous des échafaudages, reprises des travaux…) et des hommes (signes lapidaires, tracés régulateurs, inscriptions…) qui les ont produites. Ils en signent ainsi l’authenticité. C’est pourquoi les chartes internationales rassemblant les normes de la restauration des monuments historiques prônent la conservation des matériaux d’origine, véritables reliques du passé parvenues jusqu’à nous, et invitent à marquer visuellement les limites entre maçonneries originelles et parements refaits à neuf. La pratique remonte aux plus hautes époques. Dans le temple de Shamash, en Mésopotamie du deuxième et premier millénaires, les briques sont gravées des noms des rois restaurateurs et, pour certaines, d’un commentaire de la restauration elle-même ; la formule permet de localiser sur les murs la chronologie des travaux. À Notre-Dame de Paris, c’est la fraîcheur des parements qui assure cet office, mais aussi les réactions des blocs d’origine, souvent dégradés par l’insertion de pierres neuves dont les qualités lithiques, trop différentes, et les apports chimiques, nouveaux, perturbent, par un contact agressif, la conservation des vieilles parois.
Mais si l’authenticité des constructions déserte les matériaux, que reste-t-il de l’authenticité de l’édifice ? Les restaurations l’ont-elles fait disparaître avec les vieux parements dûment remplacés ? De fait, cette question cruciale renvoie à la problématique du rapport dialectique qu’entretiennent les matériaux et l’architecture.

La charpente en métal qui a remplacé au XIXe siècle la charpente en bois entièrement détruite par l’incendie de 1836.

L’architecture est en effet un objet mental (cossa mentale diraient nos collègues italiens) qui s’incarne – ou plutôt se pétrifie dans des matériaux. Si l’édifice perd en authenticité par suite de sa restauration, il conserve celle de son architecture, grâce à la reproduction fidèle des formes et des décors. Et même s’il a dépassé les bornes que nous nous imposons aujourd’hui, Viollet-Le-Duc, dans ses projets pour la cathédrale de Paris, a respecté une certaine idée de l’art gothique en général et de Notre-Dame en particulier, grâce notamment au dialogue qu’il entretenait assidûment avec Villard de Honnecourt, un architecte-ingénieur mort quelque six siècles avant lui. Mais il arrive même que l’idée pure soit plus pérenne que le matériau. L’exemple du grand sanctuaire shinto d’Ise, fondé au VIIe siècle non loin de Kyoto, illustre cet étonnant paradoxe : les édifices de culte, en bois de cyprès du Japon, étant reconstruits à l’identique tous les vingt ans, l’architecture est treize siècles plus vieille que l’édifice 1.

1 J.-S. Cluzel, Architecture éternelle du Japon, de l’histoire aux mythes, Dijon, Éditions Faton, 2008.

 

3 – Restauration et Transformation

Dans l’architecture du Moyen Âge occidental s’exprime une constante anthropologique. À la question que lui posait l’abbé du Monastier-sur Gazeille (Haute-Loire), pour savoir s’il pouvait déplacer son abbaye dans un site plus favorable, Hugues de Semur a répondu qu’elle devait rester dans le lieu des origines, que la présence des moines avait sanctifié siècle après siècle.
De fait, au Moyen Âge, la reconstruction d’une église s’inscrit dans le cadre des chantiers homotopiques, c’est-à-dire établis sur le site-même de l’édifice à remplacer : pour assurer la continuité des cérémonies, le vieux bâtiment est conservé au milieu des travaux aussi longtemps qu’il ne gêne pas l’érection de la nouvelle église, puis il est détruit par tranches successives, suivant l’avancement de la construction. L’archéologie a pu montrer comment les églises se sont superposées sur le même site. La sacralité du lieu est parfois mise en évidence par l’autel, quand il est implanté toujours au même emplacement. À la cathédrale de Reims, par exemple, l’autel majeur, édifié à la croisée du transept, n’a jamais changé de place. Dans ces conditions, chaque édifice peut-il être considéré comme une restauration du précédent ? Non, dans la mesure où son plan, ses élévations et ses décors sont neufs.

En revanche, on peut dire que la nouvelle église manifeste la restauration de l’institution qu’elle abrite. On constate en effet que, souvent, sa reconstruction coïncide avec une 5 réforme de la vie canoniale ou monastique, qui, ainsi régénérée, prend place dans un édifice refait à neuf, comme elle. La définition du mot « restauration », dans les dictionnaires modernes, ne dit pas autre chose.
Ainsi le dictionnaire de Furetière, dans son édition de 1724 : « Restauration en termes d’architecture, c’est la réfection de toutes les parties d’un bâtiment dégradé et dépéri par malfaçon ou succession de temps, en sorte qu’il est remis en sa première forme, et même augmenté considérablement ». La définition est illustrée par l’exemple du château de Saint-Germain-en-Laye, restauré et agrandi par Louis XIV : en rétablissant ainsi une gloire monumentale ternie par l’épisode de la Fronde, le roi a aussi rendu au château l’évidence de sa signification institutionnelle 2.

2 N. Reveyron, « Pour une histoire du mot restaurer », in B. Phalip et F. Chevalier (dir.), Pour une histoire de la restauration monumentale (XIXe-début XXe s.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2021, p. 43-58.

 

4 – Notre-Dame de Chartres ?

Notre-Dame de Chartres n’est pas épargnée par l’histoire : la charpente a entièrement brûlé, la pierre de Berchères a opposé sa dureté à l’usure du temps, mais la flèche nord est aujourd’hui menacée. L’acoustique monumentale n’a pas subi d’altération, mais le grand orgue doit être entièrement reconstruit. Les vitraux sont progressivement restaurés, un immense chantier, commencé il y a un demi-siècle, mais qui s’achève aujourd’hui. Les élévations finissent de retrouver la clarté des enduits d’origine. Et la cathédrale domine toujours de haut les maisons qui l’environnent. Pas de grands immeubles pour cacher la lumière du jour, pas de vitraux modernes trop pâles ou trop sombres, plus de crasse sur les murs. Toute l’architecture conjugue aujourd’hui ses efforts pour restaurer une autre réalité plus subtile, fragile et puissante : la lumière de la cathédrale, telle que les constructeurs l’ont conçue. Miracle aujourd’hui toujours recommencé, la lumière et le chant se marient sous les voûtes, pour appeler en écho, à la quinte et l’octave supérieures, la voie des anges qui chantent à l’unisson des hommes, comme au XIIIe siècle.

Le chœur entièrement restauré au XXIe siècle révèle la clarté des enduits du Moyen Âge, image de la vision de la Jérusalem céleste.
L’édifice au présent des pèlerinages.

Article original publié dans la Lettre de Chartres Sanctuaire du Monde (décembre 2021)