Une interview ‘éclairante’ de Michel Pastoureau, remarquable connaisseur des couleurs.
Où l’on parle encore de la cathédrale de Chartres et de son fameux bleu…

Est-ce parce qu’on a appris à mieux le fabriquer ?

Non. Il n’y a pas à ce moment-là de progrès particulier dans la fabrication des colorants ou des pigments. Ce qui se produit, c’est un changement profond des idées religieuses. Le Dieu des chrétiens devient en effet un dieu de lumière. Et la lumière est… bleue ! Pour la première fois en Occident, on peint les ciels en bleu – auparavant, ils étaient noirs, rouges, blancs ou dorés.
Plus encore, on est alors en pleine expansion du culte marial. Or la Vierge habite le ciel… Dans les images, à partir du XIIe siècle, on la revêt donc d’un manteau ou d’une robe bleus. La Vierge devient le principal agent de promotion du bleu.

Étrange renversement ! La couleur si longtemps barbare devient divine.

Oui. Il y a une seconde raison à ce renversement : à cette époque, on est pris d’une vraie soif de classification, on veut hiérarchiser les individus, leur donner des signes d’identité, des codes de reconnaissance. Apparaissent les noms de famille, les armoiries, les insignes de fonction…
Or, avec les trois couleurs traditionnelles de base (blanc, rouge, noir), les combinaisons sont limitées. Il en faut davantage pour refléter la diversité de la société. Le bleu, mais aussi le vert et le jaune, va en profiter. On passe ainsi d’un système à trois couleurs de base à un système à six couleurs. C’est ainsi que le bleu devient en quelque sorte le contraire du rouge. Si on avait dit ça à Aristote, cela l’aurait fait sourire !
Vers 1140, quand l’abbé Suger fait reconstruire l’église abbatiale de Saint-Denis, il veut mettre partout des couleurs pour dissiper les ténèbres, et notamment du bleu. On utilisera pour les vitraux un produit fort cher, le cafre (que l’on appellera bien plus tard le bleu de cobalt). De Saint-Denis, ce bleu va se diffuser au Mans, puis à Vendôme et à Chartres, où il deviendra le célèbre bleu de Chartres.

La couleur, et particulièrement le bleu, est donc devenue un enjeu religieux.

Tout à fait. Les hommes d’Église sont de grands coloristes, avant les peintres et les teinturiers. Certains d’entre eux sont aussi des hommes de science, qui dissertent sur la couleur, font des expériences d’optique, s’interrogent sur le phénomène de l’arc-en-ciel…
Ils sont profondément divisés sur ces questions :
– il y a des prélats « chromophiles », comme Suger, qui pense que la couleur est lumière, donc relevant du divin, et qui veut en mettre partout ;
– et des prélats « chromophobes », comme saint Bernard – abbé de Clairvaux, qui estime, lui, que la couleur est matière, donc vile et abominable, et qu’il faut en préserver l’Église, car elle pollue le lien que les moines et les fidèles entretiennent avec Dieu.

La physique moderne nous dit que la lumière est à la fois une onde et une particule. On n’en était pas si loin au XIIIe siècle…

Lumière ou matière… On le pressentait, en effet. La première assertion l’a largement emporté et, du coup, le bleu, divinisé, s’est répandu non seulement dans les vitraux et les œuvres d’art, mais aussi dans toute la société : puisque la Vierge s’habille de bleu, le roi de France le fait aussi.
Philippe Auguste, puis son petit-fils Saint Louis seront les premiers à l’adopter (Charlemagne ne l’aurait pas fait pour un empire !). Les seigneurs, bien sûr, s’empressent de les imiter…
En trois générations, le bleu devient à la mode aristocratique. La technique suit : stimulés, sollicités, les teinturiers rivalisent en matière de nouveaux procédés et parviennent à fabriquer des bleus magnifiques.