par Félicité Schuler-Lagier, Interprète-conférencière au Centre international du Vitrail
avec l’aimable autorisation de Chartres Sanctuaire du Monde

(suite)

Trois métiers illicites : Les bouchers

Au Moyen Âge, la boucherie faisait partie de ces activités interdites aux clercs, car violentes et transgressant le tabou du sang. La viande, perçue comme liée au péché de chair, était interdite certains jours du calendrier religieux (tous les vendredis, jour de la mort du Christ, pendant le Carême et les jours des Quatre-Temps principalement). L’Église interdisait expressément aux bouchers d’étaler et de vendre de la viande les jours de jeûne et d’abstinence d’aliments gras.

Fig. 9 : Les bouchers étalant leur viande. Sur l’étal, installé sur deux tréteaux, on aperçoit (de g. à dr.) un couteau, une tête de veau, un bloc à couteaux (décidément, le Moyen Âge a tout inventé !), un morceau de viande bien saignante, et, suspendue en arrière-plan, une carcasse de porc. Le personnage à droite, pointant vers un sac d’argent blanc- apparemment vide -, est habillé de vert et de jaune, association de couleurs infamante le désignant comme tricheur. L’homme assis à gauche, que le bonnet et le manteau doublé de fourrure désignent comme un personnage ayant autorité et pouvoir, a les pieds nus, ce qui laisse penser qu’il fait pénitence. Parlent-ils des pièces de monnaies littéralement « hors cadre », sous la table, qui pourraient indiquer les gains illicites obtenus de la vente de produits de boucherie aux jours interdits ? Détail baie 38.

Traiter quelqu’un de boucher, carnifice (terme par lequel on désignait aussi le bourreau), était la plus péjorative des connotations. Ainsi, les assassins de l’archevêque Thomas Becket, malgré leur statut de chevaliers de la cour, furent traités de bouchers, de chiens aulici, des chiens en rage cherchant à plaire au prince.

Fig. 10 : Scène de boucherie exprimant une violence inouïe. La carcasse de porc évidée évoque assez clairement le péché de luxure, détail baie 103.

Fig. 11 : Le boucher-équarisseur, découpant la carcasse d’un cochon, est habillé d’une tunique courte monochrome jaune, et de chausses vertes, couleurs infamantes dans ce contexte. Il est à l’image des pécheurs impénitents, qui ne respectent pas les prescriptions de jeûne et d’abstinence, détail baie 38.

Dans la lancette du chœur où figurent les prophètes David et Ézéchiel (dans sa vision du Temple il évoque les prêtres qui s’approchent du Seigneur dans le sanctuaire où ils mettront des choses saintes), une scène de boucherie se déroule, juste au-dessus du maître-autel où se célèbre le sacrifice non-sanglant de l’Eucharistie. Mais cette scène ne s’aperçoit que si l’on se trouve dans le chœur, sanctuaire autrefois réservé au clergé. On y voit un boucher, tenant de ses deux mains une hache à l’envers, au-dessus de sa tête, s’apprêtant à assommer un veau. Une carcasse de porc, évidée, est suspendue par les deux pattes arrière à un crochet. Un chien, assis en bas à droite, le corps tout en tension, prêt à sauter sur la proie, regarde avidement vers la scène qui prélude à l’abattage.

Dans la symbolique chrétienne des Pères, le veau, symbolisant la mansuétude du Christ, évoque aussi sa Passion et son sacrifice. Les Pères interprétaient le veau comme la figure de la mort du Christ, tout comme le lion évoque sa Résurrection et l’aigle son Ascension. Le boucher, dans cette scène, est assimilé aux méchants qui ont persécuté le Christ et dont la violence est répréhensible. L’abattage du veau évoque encore les victimes immolées lors des sacrifices sanglants de l’Ancienne Loi, abrogés une fois pour toutes, depuis le sacrifice offert par Jésus-Christ, victime innocente.

Le chien, vorace et avare, habitué à lécher les viandes saignantes, fait partie des animaux pris généralement en mauvaise part, en raison des passages de la Bible où cet animal, considéré comme impur, se nourrit de déchets et de charognes. Il symbolise les infidèles pervers et les agresseurs assemblés pour faire mourir le Christ. Dans le psaume 21, qui décrit les humiliations et les souffrances de la passion du Christ, récité le Jeudi- Saint au moment du dépouillement des autels, le verset 17 évoque les chiens de l’Enfer, les persécuteurs qui entourent la victime innocente.

Le porc, animal impur dans la loi mosaïque et animal de sacrifice chez les païens, est toujours dévalorisé dans la symbolique chrétienne médiévale et pris en mauvaise part. Dans la parabole du Fils Prodigue, garder les porcs, c’est être tombé dans la déchéance la plus totale, parce que le porc symbolise les péchés de la chair, la saleté, la gloutonnerie. Le porc symbolise toujours le péché et les hommes pécheurs.

à suivre…

Article original publié dans la Lettre de Chartres Sanctuaire du Monde (décembre 2021)