Alors que vient de débuter l’échafaudage, puis courant octobre 2022 le démontage du grand orgue en vue de sa reconstruction, nous vous proposons un document exceptionnel publié en 2011, sur son histoire à travers les siècles : « Les grandes orgues », par Thierry Semenoux, technicien-conseil agréé pour les orgues protégées au titre des Monuments Historiques auprès de la Direction Générale des Patrimoines.
Le XXème siècle
Il faudra attendre 1911 pour qu’une grande campagne de travaux soit entreprise par le facteur Joseph Guttschenritter, ancien de la maison Merklin. Il s’agit d’une profonde recomposition de l’instrument ; le récit passe à 56 notes, les grands tuyaux de façade sont mis sur moteur, ainsi que les basses de la bombarde 16, l’alimentation en vent se voit enrichie d’un autre réservoir à plis compensés, la pression du vent passe de 70 mm à 120 mm de C.E., la tuyauterie est transformée radicalement. L’orgue est inauguré le 22 décembre par Eugène Gigout, organiste de St-Augustin de Paris.
Joseph Guttschenritter (1911)
Grand-Orgue 56 notes C1 à G5 | Positif de dos 56 notes C1 à G5 | Récit expressif 56 notes C1 à G5 | Pédale 30 notes C1 à F3 |
---|---|---|---|
Montre 16 | Montre 8 | Flûte Harmonique 8 | Montre 16 |
Bourdon 16 | Bourdon 8 | Cor de Nuit 8 | Montre 8 |
Montre 8 | Flûte Harmonique 8 | Kéraulophone 8 | Soubasse 16 (transm. Bourdon 16 GO) |
Bourdon 8 | Prestant 4 | Voix Céleste 8 | Bombarde 16 |
Flûte Harmonique 8 | Salicional 8 | Gambe 8 | Trompette 8 |
Gemshorn 8 | Flûte Octaviante 4 | Flûte Octaviante 4 | |
Violoncelle 8 | Doublette 2 | Octavin 2 | |
Prestant 4 | Plein-Jeu II rgs | Trompette 8 | |
Cornet V rgs (C3) | Trompette 8 | Hautbois 8 | |
Bombarde 16 | Clairon 4 | Voix Humaine 8 | |
Trompette 8 | Cromorne 8 | ||
Clairon 4 | Cor Anglais 8 | ||
Entre 1911 et 1950 les archives ne livrent presque aucune information dans l’état actuel de nos connaissances. On peut cependant penser que c’est durant cette période qu’est installée une turbine électrique.
Le 8 octobre 1949 Mr Jean Maunoury, Architecte en charge de la cathédrale envoie un courrier au chanoine Fessier, archiprêtre de la Cathédrale : il semble que ce dernier se soit fait l’écho du facteur d’orgues chargé de l’entretien pour demander la suppression d’une colonne. Il s’agit probablement d’une colonne du triforium en arrière du massif du buffet puisqu’il est fait allusion à deux autres colonnes déjà enlevées. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse de la colonne marquant l’axe de la fenêtre occultée derrière la partie haute du grand buffet.
1950 voit la venue de Jean Lapresté, facteur d’orgues honoraire, pour établir un rapport sur les deux instruments de la cathédrale.
Sa conclusion est éloquente :
Le Grand-Orgue demande, pour être remis en état, de TRÈS IMPORTANTS TRAVAUX.
C’est, qu’en dehors d’un « Relevage » qui véritablement s’impose et à bref délai, faute de quoi l’on verra l’orgue dépérir rapidement, il faut songer à refaire à neuf tout le système de transmission.
Réparer celui qui existe actuellement ? résultat problématique, d’un coût presque aussi élevé que de faire une transmission neuve. Il ne faut pas oublier non plus que la situation qu’occupe cet orgue placé en nid d’hirondelle, pose un problème technique délicat à résoudre et, pour le côté pratique, il nécessite l’établissement d’un échafaudage.
Il faut, pour la simplification du problème, employer le système de transmission électrique que nos grands organiers construisent avec d’excellentes matières premières offrant les plus grandes qualités de sécurité.
Ce serait en même temps, moderniser l’instrument.
La composition des jeux appelle aussi des changements.
Ainsi, Messieurs, auriez-vous dans votre Cathédrale un instrument digne de rivaliser avec les grandes orgues de Notre-Dame de Paris, Amiens, Bourges, Orléans, Versailles, Bayeux, etc..
Il apparaît qu’à la suite de ce rapport l’orgue soit confié au frères Gouaut. Eux-même établissent un rapport en 1958 ; la lecture de ce rapport est intéressante historiquement car elle indique le glissement vers l’esthétique néo-classique pour l’orgue de Chartres, glissement qui n’avait pas encore été observé pour cet instrument, probablement faute de moyens….. et de place.
En 1959 un moteur est commandé à la maison Meidinger. C’est le moteur qui est toujours en fonction.
En 1960, l’organiste titulaire Victor Ruello (10) établit dans une note manuscrite un rapport en vue de travaux :
Actuellement la mécanique est en très mauvais état. Il faudrait qu’elle soit refaite entièrement. Axes, écrous, boursettes ne tiennent plus.
De nombreux postages sont détériorés. L’orgue a beaucoup de tuyaux en montre, et les postages sont défectueux. Plusieurs ne parlent plus. Certains s’écrasent au pied, le métal étant assez léger, il faudrait qu’ils soient réparés ou changés.
La machine pneumatique du grand orgue est en mauvais état, de plus elle est bruyante, il serait bon de la remplacer. Il faudrait voir s’il n’y aurait pas lieu d’en prévoir une pour le récit, celui-ci étant très haut. Le sommier de récit est séparé en deux la dernière octave étant été rajoutée en 1911. Mais avec le temps le tirage de registres se fait mal, n’ouvrant pas complètement soit d’un côté ou de l’autre. Il faudrait y remédier également.
L’alimentation du récit serait à revoir, celle-ci étant mauvaise. L’alimentation des jeux de pédale est également défectueuse, les tuyaux étant postés loin des sommiers.
Il serait bon de prévoir des appels d’anches sur chaque clavier, il n’en existe en effet que sur le clavier de GO.
L’orgue est bien fourni en jeux de fonds, qui sonnent bien dans la cathédrale, mais il manque de mixtures et de mutations.
(10) Victor Ruello est né à Bellac (Haute-Vienne) le 23 avril 1918, d’une famille d’origine bretonne, profondément croyante et très musicienne. Il passa son enfance à Mayenne, où son père était alors en garnison. Tout jeune, la musique l’attira et le titulaire du grand orgue de Notre-Dame de Mayenne, Auguste Fauchard, qui fut plus tard titulaire de la cathédrale de Laval et laissa d’importantes compositions pour orgue, guida ses premiers pas d’organiste… en herbe. Venu à Chartres avec les siens en 1929, il fréquenta l’Institution Notre-Dame (où il devait, plus tard, professer la musique) et, surtout, la Maîtrise Notre-Dame, où il remporta régulièrement les prix de piano et de chant. Mais c’est à Orléans qu’après 1936 il se voua spécialement à l’orgue, en allant suivre la classe d’orgue de l’École César-Franck de Paris avec, successivement, Joseph Bonnet, Abel Decaux, Edouard Souberbielle, puis en tenant l’orgue de chœur, occasionnellement le grand orgue, de Saint-Paterne, à Orléans.
À la mort, le 2 mars 1943, d’Alphonse Marré, éminent titulaire – depuis plus de 30 ans – du grand orgue de Chartres, il sollicita le poste et l’obtint fin 1943 à la suite du concours instauré par le Chapitre de la cathédrale. Victor Ruello s’imposa rapidement, tirant le meilleur parti d’un instrument qui avait terriblement souffert des intempéries pendant l’Occupation, faisant montre en même temps d’une efficace activité musicale et pédagogique. La plus grande joie de sa carrière d’organiste devait être l’inauguration, au soir du 5 juin 1971, de « son » orgue somptueusement rénové, qu’il toucha le premier selon l’usage, en interprétant la Marche épiscopale de Louis Vierne… Victor Ruello a donné de nombreux récitals : à Paris (Notre-Dame et Palais de Chaillot), en province (Limoges, Rennes, Guérande, … ), en Angleterre (Chichester), en Belgique (Bruxelles, plusieurs fois), en Suisse (Lausanne et à la Radio). Il aimait, dans ses récitals, jouer des musiciens français contemporains – Louis Vierne, Marcel Dupré, Jehan Alain,… – qu’il savait faire apprécier. Tout comme à Chartres, il aimait livrer son art à qui en était avide ; il se prêtait avec plaisir aux interrogations des auditeurs, des jeunes plus particulièrement. Talentueux exécutant et brillant improvisateur, il fut aussi compositeur, trop méconnu sans nul doute en raison même de son désintéressement : on lui doit plusieurs chœurs à quatre voix mixtes, une messe, la Cantate du VIIéme centenaire (de la Dédicace de la cathédrale), etc…
Source : site des grandes orgues de Chartres
La situation du buffet en quelques chiffres :
– le plancher de la tribune est à 16 m au dessus du sol de la nef.
– le clocheton de la tourelle centrale culmine à 30 m au dessus du sol de la nef (le plus haut étant celui de tourelle côté gauche à près de 33 m).
Comme on le voit les dimensions en hauteur sont assez impressionnantes. Le grand buffet s’étale donc sur une hauteur de plus de 15 mètres.
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Va se poursuivre dès lors un défilé de devis, de projets en tous genres. Ce sont les anciens établissements Gutschenritter représentés par Lambert qui font une « première proposition », proposition élaborée en fait par les frères Gouaut. Le projet est assez vague. Il s’agit certes d’une reconstruction puisque l’orgue doit passer de 39 jeux à 60 jeux.
L’entreprise alsacienne Roethinger va également présenter le 13 juin 1960 un projet important puisqu’il porterait l’orgue à 57 jeux. Il semble que le projet ait été rédigé avant toute visite, ce qui dans le cas de Chartres est particulièrement imprudent. Le choix est fait dès le départ d’un traction électrique avec pour les plans sonores du Récit, du Grand orgue et de la Pédale des sommiers superposés.
Le 29 août suivant un nouveau devis est proposé par la maison Roethinger. Cette fois il y a eu une visite sur place. Il est fait allusion à un certain M. Bodevay (cf plus bas) et l’archiprêtre semble évoquer la possibilité de faire travailler un facteur allemand.
La réaction de Roethinger est précise :
La facture française a comme toute les autres factures son esthétique personnelle, et il ne serait donc pas possible à un étranger de réaliser ce travail dans cette lignée. D’autre part je crois pouvoir vous dire que pour une question de prestige national il serait plus que regrettable qu’une maison étrangère soit chargée de la réfection de l’orgue de la première cathédrale de France.
Le nouveau projet est plus modeste de 3 jeux. Rappelons que cette période pour la maison Roethinger correspond à la prise de la direction par Max Roethinger et un retour affirmé à la transmission mécanique et à la présence comme harmoniste de Robert Boisseau qui dès la fin des années 1950 a pratiqué dans cette entreprise des techniques plus proches de l’orgue classique (avec même la coupe au ton pour tout un instrument dans certains cas).
On peut également lire dans le projet cette mention : selon le désir de la commission d’orgues des États-Unis (sic) nous avons étudié un projet de reconstruction des grandes orgues de la cathédrale de Chartres avec une traction entièrement mécanique.
Cette allusion à une commission USA vient probablement d’un courrier reçu par l’archiprêtre de la Cathédrale, daté du 24 Mai 1960 et provenant d’un certain E.A. Boadway, secrétaire de la Société Historique des Orgues. Le courrier sera d’ailleurs traduit par Marcel Dupré qui en adresse la version française à l’ecclésiastique. L’éventualité d’un appel de fonds auprès des organistes US est évoquée par Mr Boadway pour tout projet raisonnable : raisonnable pour lui signifiant une traction mécanique.
Mais il faut encore attendre. Le projet ne se concrétise pas. L’orgue continue sa lente détérioration, les frères Gouaut agissant au mieux pour éviter que les tuyaux de façade ne jouent les flammes de la Pentecôte ! De son côté Marcel Dupré, fidèle à ses idées, continue de militer pour un orgue électrique.
En 1964, nouveau devis des établissements Roethinger, avec retour à la transmission électrique et ce pour 60 jeux.
Lors d’une cérémonie de mariage le titulaire de l’orgue rencontre Pierre Firmin-Didot, éditeur parisien, et l’alerte sur le mauvais état de l’instrument. Quelques semaines plus tard, le 22 septembre 1964 est créée l’association pour la rénovation des grandes orgues de la cathédrale de Chartres. C’est le début d’une aventure qui débouchera relativement vite en 1971 sur l’inauguration d’un nouvel orgue.
Grâce à l’entregent et à la détermination de Pierre Firmin-Didot (11), des manifestations de prestige sont organisées afin de recueillir des fonds, avec entre autres le Philarmonique de Berlin et son chef d’alors, Herbert Von Karajan. L’orgue de la cathédrale est au centre d’une vaste campagne de sensibilisation très médiatisée.
Bernard Gavoty à la suite de Marcel Dupré milite pour l’orgue électrique et défend un projet de la maison Beuchet-Debierre. Celui-ci présente un projet d’orgue à 4 claviers manuels et comptant entre 66 et 68 jeux.
À ce projet répondra celui élaboré par Norbert Dufourcq, qui ne compte « que » trois claviers manuels et 57 jeux. C’est ce second projet qui est présenté à la Commission Supérieure des Monuments Historiques le 23 juin 1965. Il s’agit en fait du projet de la maison Danion-Gonzalez. Le 31 Mai 1967, le président de l’association des amis de l’orgue de Chartres fait savoir au Ministère de la Culture que c’est le projet de Georges Danion qui est retenu. En 1970 pendant la construction de l’orgue, l’Association amène un financement supplémentaire pour un quatrième clavier qui prendra place sur le toit de l’orgue et est improprement nommé Écho. Il est en outre décidé de changer la totalité des tuyaux de façade. L’harmonisation sur place est faite par M. Bertrand qui a dû « jongler » avec les tailles étroites, les gravures mal alimentées et les emplacements trop exigus.
La composition finalement mise en œuvre est la suivante :
Georges Danion (1971)
Grand-Orgue 56 notes C1 à G5 | Positif de dos 56 notes C1 à G5 | Récit expressif 56 notes C1à G5 | Écho 56 notes C1 à G5 |
---|---|---|---|
Montre 16 | Montre 8 | Principal 8 | Principal 8 |
Bourdon 16 | Bourdon 8 | Gambe 8 | Bourdon 8 |
Montre 8 | Flûte 8 | Voix Céleste 8 | Flûte 4 |
Bourdon 8 | Prestant 4 | Cor de Nuit 8 | Nazard 2 2/3 |
Prestant 4 | Flûte 4 | Flûte 4 | Doublette 2 |
Doublette 2 | Nazard 2 2/3 | Viole 4 | Tierce 1 3/5 |
Fourniture II rgs | Doublette 2 | Sesquialtera II rgs | Piccolo 1 |
Fourniture III rgs | Tierce 1 3/5 | Doublette 2 | Cymbale III rgs |
Cymbale IV rgs | Larigot 1 1/3 | Plein Jeu IV rgs | Trompette 8 |
Cornet V rgs (G2) | Fourniture IV rgs | Cymbale III rgs | Clairon 4 |
Bombarde 16 | Cymbale III rgs | Bombarde acoustique 16 | |
Trompette 8 | Cornet V rgs (G2) | Trompette 8 | |
Clairon 4 | Trompette 8 | Clairon 4 | |
Clairon 4 | Basson-Hautbois 8 | ||
Cromorne 8 | Voix Humaine 8 |
Pédale 32 notes C1 à G3 | |||
---|---|---|---|
Principal 32 | |||
Soubasse 16 | |||
Montre 16 | |||
Montre 8 | |||
Bourdon 8 | |||
Flûte 4 | |||
Principal 4 | |||
Flûte 2 | |||
Plein Jeu V rgs | |||
Bombarde 16 | |||
Trompette 8 | |||
Clairon 4 | |||
Basson 8 |
L’orgue de Chartres a été inauguré les 5 et 6 juin 1971, en la présence du Président de la République, Monsieur Georges Pompidou, de Monseigneur Michon évêque de Chartres et de Monsieur Jacques Duhamel, ministre des Affaires Culturelles. Norbert Dufourcq présente l’instrument, Pierre Cochereau, Victor Ruello se partagent tour à tour les claviers.
(11) Dans le script d’une émission de télévision destinée à lancer la campagne de restauration de l’orgue Pierre Firmin-Didot est ainsi présenté :
La cathédrale, Pierre Firmin-Didot apprit à la connaître et à l’aimer sous la conduite de S.E. Mgr Harscoüet, ce grand liturgiste qui exerça une action profonde. C’était au temps où, enfant et adolescent, le jeune Pierre Firmin-Didot, accompagnait les offices en la petit église d’Escorpain dont le bon abbé Perrault (maintenant secrétaire de l’évêché) était curé. C’est en cette église d’Escorpain que se développèrent les dons artistiques et la vocation d’organiste du secrétaire général de l’association. Ses ancêtres avaient tous, après le labeur de l’imprimerie, un violon d’Ingres : la musique. Alfred Firmin-Didot (qui fut député d’Eure-et-Loir) ne manquait jamais d’accompagner à l’harmonium la grand-messe à l’église de son village. Un arrière grand-père (qui fut député du Lot) le comte Joachim Murat, tenait également l’orgue de l’église de la Bastide-Murat. Il a même laissé un recueil intéressant de ses compositions. La famille compte également un certain nombre de harpistes et de pianistes. M. Pierre Firmin-Didot (cousin de Bernard Gavoty, organiste à St-Louis des Invalides, qui vint souvent se reposer à Escorpain) connaît la plupart des harmoniums et des orgues de la région. Il lui arriva de remplacer Mlle Anne-Marie Huvey, à St-Pierre de Dreux. Dans la délicieuse chapelle de « Notre-Dame-des-Sept-Joies » au domaine de « La Reposée » à Fermaincourt, il passa des heures à compléter sa formation musicale. C’est ainsi que tout naturellement, il entra à la « Société des Amis de l’Orgue » que présidait M. de Miramont. Organiste amateur (ayant fait l’acquisition d’un orgue personnel) il fût amené un jour à toucher les grandes orgues de la Cathédrale de Chartres. Il mesure aussitôt l’étendue du désastre. Dès cet instant, il résolut de se consacrer à leur restauration.
La vie de l’orgue de 1971 à 2010
Un point sur les recherches en cours
Qui est l’orgue de Chartres aujourd’hui ? J’emploie le « Qui » car dans cette cathédrale c’est un personnage. Il remplit un rôle musical, mais aussi décoratif, voire presque architectural.
Nous l’examinerons très rapidement sous deux aspects, patrimonial et instrumental.
Au plan patrimonial l’orgue de Chartres est un grand corps, une enveloppe. L’enveloppe signale la splendeur, signale au sens originel : elle n’en est plus que le signe ; le témoignage d’un passé révolu. Mais l’étude de ce passé montre que cette enveloppe n’a été que le parement, tout le temps en évolution, d’un souhait constant d’agrandissement. Si on veut comparer les choses comparables, imaginons que à volume presque égal, l’orgue de Chartres est passé de 30 jeux à 67 jeux, ou dit autrement à un matériel sonore de près de 1650 tuyaux à près de 4352 aujourd’hui ; ce qui fait, excusez du peu, une augmentation de près de 264 % !
Ce foisonnement de jeux ne s’est heureusement pas trop fait au dépend des parties les plus décoratives du buffet, dont on peut noter à chaque étage la grande qualité de détails, même si ces détails sont condamnés à n’être vu de presque personne.
L’environnement direct de l’orgue
C’est donc à partir de 1475 que l’orgue va occuper l’espace qu’on lui connaît aujourd’hui : côté sud de la seconde travée, ainsi que pour partie, de la première et troisième travée. Il va donc falloir occulter la fenêtre double ogivale qui occupe toute la largeur de la travée. Cela est fait actuellement par une maçonnerie, sur toute la hauteur, protégeant ainsi l’instrument des conséquences toujours possibles de détériorations des vitraux. Par contre il n’en est pas de même pour les fenêtres situées à l’arrière des trompes de 32 pieds. Celles-ci ont toujours leurs vitraux et, étant orientées au sud, il est aisé de comprendre l’incidence que cela peut avoir sur ces parties de l’instrument dans les périodes estivales. L’ensemble va reposer sur une tribune dite en « nid d’hirondelle ». L’orgue n’a donc pas de véritable support architectural fourni par l’édifice. Cette structure est accrochée au mur de la travée par un système de poutraison qui le traverse. Ce système a été maintenu à travers les siècles avec les modifications rendues indispensables par l’alourdissement continuel de la partie instrumentale.
I : plinthes
II : tores
III : arcs
IV : pont
V : moulures de l’arcade
VI : corbeaux au-dessus des passages.
La hauteur entre le dallage du triforium et le sommet des corbeaux est de 4 m 75 au sud de la nef.
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La tribune
Il s’agit d’une tribune dite en « nid d’hirondelle ». C’est la partie de boiserie suspendue au mur de l’église et sur laquelle repose l’orgue. La mise en place des poutrelles métalliques pour l’orgue de Danion en 1969 s’est effectuée par le dessus des structures anciennes et n’a donc pas eu de conséquence sur la structure ou le décor de l’encorbellement en nid d’hirondelle. Les poutres en renfort sont ancrées dans le mur du triforium et le traversent de part en part.
Le soubassement du buffet
Le soubassement est la partie inférieure de l’orgue, posée en partie sur la maçonnerie de la coursive du triforium et en partie sur l’encorbellement en nid d’hirondelle. C’est dans la face avant du soubassement que va s’ouvrir une grande fenêtre dans laquelle s’intègre la console des claviers. Le soubassement est tributaire de la taille de l’instrument. Mais dans le cas de Chartres il est impossible de l’agrandir. C’est donc par le moyen des encorbellements successifs sur les parties hautes de ce soubassement que vont s’opérer les agrandissement continus rendus nécessaires par l’ajout constant de nouveaux jeux. C’est ainsi qu’au niveau de la ceinture du buffet (partie haute du soubassement) on retrouve une série de frises et de moulures de plusieurs époques :
1 : emplacement des frises médiévales
2 : moulures médiévales
3 : emplacement des frises Renaissance
4 : moulures Renaissance
Les sculptures ont participé également à l’agrandissement de la partie instrumentale.
La plupart ont été réalisées par Jacques Beley pour le compte de Roulland Foubert : Premierement deux culz de lampes des deux grosses tours esquelz fault a chacun trois termes en façon de goussetz ayans cinq pieds de longueur avec ung amortissement de poterye au bout.
En arrière de l’arrondi établi par Foubert, on voit bien la base gothique des trompes de l’orgue de Gombault-Rougerie :
Malgré ces transformations on peut localiser les restes de l’orgue médiéval, principalement au niveau du soubassement : panneau serviette et poutraison, corniche de sous dessus de l’encorbellement, encorbellement, corniche de dessus de l’encorbellement, corniche de haute de l’entablement en support des tourelles, panneaux fleurdelisés. La corniche inférieure couronne le massif, la corniche supérieure porte les tourelles.
Ainsi l’analyse des textes disponibles et une première étude des traces de transformations montrent que le buffet de l’orgue n’a pas été démonté en 1543. Les transformations de cette époque sont bien définies et il apparaît que la partie médiévale reste bien conservée même si un certain nombre d’attributs caractéristiques du style ont été supprimés (pilastres, feuillages grotesques, etc.).
Un buffet polychrome ?
Actuellement le buffet est sombre et d’aspect mat, monochrome brun-rouge. Les analyses microscopiques des échantillons prélevés ont montré la présence de polychromies plus anciennes et au moins trois campagnes de « mise en peinture », deux plus anciennes, gothiques, et une, ocre jaune vernis qui pourrait dater du XVIIème siècle.
La couche ocre jaune du XVIIème présente des altérations et des dépôts de charbon qui pourraient être les stigmates de l’incendie de 1836. Les échantillons prélevés sur les parties plus anciennes cachées par la rambarde actuelle montre la présence des polychromies gothiques (deux époques) mais pas le monochrome ocre jaune verni du XVIIème.
On note également les sculptures de la tribune gothique, tribune dont certains motifs subsistent sous le parement de la tribune actuelle. Les stratigraphies microscopiques montrent la présence de deux polychromies superposées sur ces moulures :
– la plus ancienne, ocre jaune verni brun rouge ;
– la plus récente, jaune vif sur une préparation blanche.
Et l’avenir ?
L’orgue de la Cathédrale de Chartres cultive un certain nombre de paradoxes liés tant à son histoire, à l’édifice dans lequel il vit, qu’aux goûts plus ou moins avérés des époques qui l’on fait.
Magnifique parure accrochée de façon affirmée au mur Sud du début de la nef, tout en ne « désaccordant » pas les lignes architecturales, le buffet reste un élément parfaitement identifiable de l’édifice, au même titre que ses vitraux et sa silhouette se détachant sur les plaines de la Beauce.
Composé de styles parfaitement identifiés, il nous apparaît aujourd’hui comme un peu en dehors du temps et de ces mêmes époques qui l’ont vu grandir.
La grande reconstruction des années 1970 a voulu chercher également une mise hors du temps de son style sonore en l’offrant à toutes les musiques. Si une telle recherche avait ses raisons propres, elle ne s’est appuyée que sur une analyse très superficielle des styles des factures d’orgues évoquées au cours des siècles. Aujourd’hui grâce à une meilleure connaissance des pratiques anciennes et à une lecture pacifiée de l’évolution de la facture d’orgues française, le temps est venu pour l’orgue de Chartres d’être repensé totalement afin de donner enfin un contenant à la hauteur du contenu.
Thierry Semenoux
« Les grandes orgues », 2011
technicien-conseil agréé pour les orgues protégées au titre des Monuments Historiques auprès de la Direction Générale des Patrimoines