Alors que débutera dans quelques jours l’échafaudage, puis courant octobre 2022 le démontage du grand orgue en vue de sa reconstruction, nous vous proposons un document exceptionnel publié en 2011, sur son histoire à travers les siècles : « Les grandes orgues », par Thierry Semenoux, technicien-conseil agréé pour les orgues protégées au titre des Monuments Historiques auprès de la Direction Générale des Patrimoines.

grand orgue - cathédrale de Chartres

Préambule

S’il est un témoin privilégié de la vie d’une cathédrale, il s’agit bien de l’orgue ou «des» orgues. Ceux-ci se succèdent dans l’édifice, au gré des aléas de l’histoire, des périodes fastes et moins fastes, des accidents, mutilations ou changements de modes. Retracer leur histoire est toujours d’une certaine façon retracer une partie de l’histoire de la cathédrale mais aussi et surtout des hommes et des femmes qui la font vivre. Au-delà de ce qui peut être, ou ne pas être, un chef-d’œuvre, la volonté qui anime la vie de ou «des» orgues est celle de la recherche du beau qui ouvre au «sacré», et ce, malgré ou avec les styles qui se succèdent, les modes qui passent, les impasses qui demeurent. Mais quoiqu’il arrive, l’orgue est toujours présent, témoin et complice des hommes qui regardent vers le haut.

Résumée à grands traits, cette histoire se déroule sur près de 645 ans si on englobe l’instrument qui aurait existé dès le XIVème siècle (vers 1350).
On se trouve devant une liste de près de 25 dates. Cela signifie une intervention tous les 25 ans en moyenne. Certes il ne s’agit pas d’une évolution linéaire, l’histoire de l’orgue de Chartres connaissant, comme toute histoire, des moments d’accélération et des moments d’arrêts plus ou moins réels.

Si on s’en tient aux interventions les plus importantes, ayant marqué une véritable étape dans l’évolution de l’orgue, la périodicité moyenne passe alors de 25 à 55 ans (la période la plus longue entre deux interventions majeures étant de 72 ans et la plus courte de 30 ans). Nous sommes aujourd’hui à 39 années * après la reconstruction par Georges Danion (* en date du document, publié en 2011)
Toutes ces interventions, qu’elles relèvent de l’entretien courant, du relevage, de la restauration ou de la reconstruction, ne remettent pratiquement jamais en cause un phénomène récurrent que l’on pourrait appeler le «toujours plus».

Les premières orgues

La plus ancienne mention concernant des orgues dans la Cathédrale remonte au 5 février 1350 : le Chapitre décide d’utiliser un legs de cent livres fait par Étienne Belot, legs complété par des dons venant de Louis de la Vieuville et Érard de Dicy. De ce «premier» orgue nous ne savons rien de plus, sinon que le Chapitre soucieux de mettre en valeur son initiative, envoie en 1353 un ancien enfant de chœur à Paris, chez un «maître horloger» également organiste et facteur d’orgue, pour y être formé. Un texte de 1357 fait allusion à un orgue moins important que des documents postérieurs semblent placer à une extrémité du Jubé.

Si le Chapitre est soucieux d’avoir plusieurs instruments, il veille encore à assurer la formation des organistes qu’il recrute parmi les clercs du chœur envoyés régulièrement à Paris (en 1362 et 1364) pour l’étude de la pratique de l’orgue. L’année 1392 nous livre le nom du premier organiste connu de la Cathédrale:  il s’agit de Berthaud Lecouturier auquel succède quelques décennies plus tard Jean Bisson, qui reçoit en 1436 cent sols tournois pour avoir joué l’orgue durant six mois.

Près d’un siècle s’est écoulé depuis le premier instrument connu, ce qui explique le chantier de «réparation, réfection et restauration» confié à Jean Bourdon de Laons, organiste du Roi (sic) pour la somme de vingt écus d’or.

Travaux importants, mais en attente d’une reconstruction complète en 1475 : cette reconstruction est confiée à frère Gombault Rougerie, de l’ordre des frères prescheurs, originaire de Pons, aujourd’hui en Charente-Maritime. C’est cette reconstruction qui a donné à l’orgue de Chartres les éléments structurants de son apparence actuelle. L’orgue du religieux dominicain doit être placé au lieu ou de présent sont les orgues de notre église. La taille de l’instrument est importante. L’orgue de référence indiqué dans le marché est l’orgue de la Cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, érigé une quinzaine d’années avant celui de Chartres par un religieux bénédictin, Pierre de Montfort. Se basant sur cet instrument, le projet chartrain prévoit lesdistes orgues à double principalle, à douze trompes de seize pieds (1) delong en corps dorgues. Et six trompes hors dudit corps dorgues de la longueur de trente deux pies la principale et les autres cinq proportionnées à icelle.

(1) 16 pieds = 5 m 20; 32 pieds = 10 m 40. Ces longueurs sont théoriques ; dans la réalité (avec décors et supports des corps sonores) il convient d’ajouter entre ⅕ et ¼.

6 ans à peine après cette «première» reconstruction, un nouveau marché est passé avec un organiste-facteur d’orgues, Gaultier le Marays. Il s’agit alors de refaire la mécanique des notes pour avoir ung clavier (..) si doulx et si obéissant que on en puisse jouer aussy facilement que l’on pourrait faire des petites orgues du lutrin ou peu près. La comparaison faite confirme donc la présence d’un autre orgue situé certainement au niveau du grand jubé qui entoure alors le chœur gothique. Le marché souligne également la nécessité d’accorder les deux instruments entre eux, de compléter la soufflerie du grand-orgue, d’ajouter à ce dernier un clavier commandant deux sommiers. Mais pour mesurer la véritable ampleur des travaux de 1481 il faudra en fait étudier les textes particulièrement détaillés du grand marché de 1542.

Cette grande reconstruction fera suite à une première tentative, autour de 1520, pour déplacer l’orgue. Les responsables de la cathédrale sont en effet pleinement conscients que son positionnement sur le côté sud de la nef, ne permettra pas un développement harmonieux de l’instrument et que les contraintes architecturales et structurelles iront toujours contre les contraintes instrumentales et musicales. Pour ce faire, l’architecte Jehan Texier, dit Jehan de Beauce (qui a édifié la flèche nord entre 1507 et 1513), est chargé d’établir au revers du portail royal ung pulpitre (une tribune) de pierre. Le donneur d’ordre est un généreux donateur, Wastrin des Feugerays, sous-chantre de la cathédrale, qui indique dans son testament que soit baillée à l’œuvre de l’église de Chartres telle somme de deniers qui coustera et pourra couster pour parfaire le pulpitre encommencé à la porte royale de l’église de Chartres (..) pour mectre les grosses orgues d’icelle église (..). Le projet bien qu’ayant reçu un commencement de réalisation n’aboutira pas tant pour des raisons financières (évaluation trop faible du coût global de l’opération) que probablement techniques (le Chapitre de la Cathédrale exigeait que la tribune projetée ne comporte aucun pilier intermédiaire).

…à suivre…