Un texte destiné à vous éclairer sur la naissance de l’autel en argent, dont on dit trop souvent que sa conception revient au seul Goudji. Nous espèrerons que vous y comprendrez plus justement comment on est parvenu à une telle justesse dans le rapport entre le bâtiment et l’œuvre d’art.
 

L’autel de la cathédrale de Chartres, consacré en 1992, s’est imposé presque immédiatement comme l’une des réalisations majeures de l’art sacré contemporain. De nombreuses explications ont été données quant aux origines du projet et aux caractéristiques de l’œuvre.

Parler de la genèse de l’œuvre, c’est avant tout rappeler qu’il s’agit d’un consensus. Si le résultat apparaît aujourd’hui ‘évident’, il est le fruit de réflexions personnelles mais aussi d’échanges, empreints d’humanité cordiale et d’attention aux propositions de chacun.

L’autel de Chartres est donc né d’avancées successives, sur un laps de temps au demeurant très court. On y trouve tout le lot des belles rencontres humaines : des personnalités ‘fortes’, des valeurs primordiales auxquels on ne souhaite pas déroger, des points d’accord – parfois de connivence – qui émergent puis se ‘densifient’ au fil des mots, des sensibilités particulières qui s’expriment très ouvertement avec le souci de respecter les ‘émotions’ de chacun, des visions fulgurantes qui rassemblent avec le sentiment qu’on ‘avance’.

Ces valeurs, accords, sensibilités, visions se sont souvent vérifiés en allant sur place : séparément – ensemble. En prenant le temps de regarder…
De qui parle-t-on ? Jacques Perrier, évêque initiateur du projet ; Guy Nicot, architecte en chef des monuments historiques, chargé de la maîtrise d’œuvre ; Goudji, l’artiste qui a créé l’autel.
N’oublions pas le père François Legaux, recteur, qui a été certainement le grand facilitateur – techniquement, spirituellement et humainement – d’une telle rencontre.

Il nous a été donné de pouvoir questionner à ce sujet les trois principaux acteurs du projet – et de leur poser la question de très nombreux visiteurs : quelles étaient les consignes ? Étaient-elles explicites ? Quelle est la part de l’artiste, du commanditaire religieux et l’architecte délégué par l’État ?

Il nous est apparu important, aujourd’hui, de rappeler, pour chacun d’entre eux, quelles étaient leur motivations, objectifs sous-jacents, lignes directrices. Sans doute ces éléments permettent-ils de comprendre plus exactement la teneur de l’œuvre – telle qu’elle a finalement été réalisée.

Aux yeux de l’évêque, l’important était la visibilité de l’autel, l’obligation qu’avait celui-ci d’attirer, matériellement, le regard. Monseigneur Perrier était très sensible à la volonté d’appliquer avec la plus grande solennité les directives du concile Vatican II – l’autel face au peuple, au centre de la cathédrale. Mais il avait aussi compris – a contrario, peut être – que l’élan de l’édifice conduisait au fond du chœur, dans une tension propre à l’architecture, puisque que les plans avait été ainsi conçus, à l’origine. Il était également décidé à privilégier cet axe – constitutif de l’acte liturgique et d’assurer en quelques sorte sa continuité. Tout devait être fait pour conformer au mieux  la dynamique de la célébration avec la dynamique de l’espace gothique.
Peu à peu, se dessinait le concept suivant : ‘superposer’ – visuellement s’entend – les deux autels. Celui qui était nouvellement créé devant s’articuler avec celui qui représente une partie intégrante de l’ensemble XVIIIe siècle, en arrière-plan.

À l’inverse de la logique qui prévalait jusqu’alors, où l’autel Vatican II faisait barrage – perpendiculairement – à la ligne de fuite de l’architecture, l’objectif était donc de s’attacher à défendre cette perception ‘linéaire’ de la cathédrale, et d’y constituer une sorte de ‘point de fixation’ – avancé, d’autant plus inévitable que son positionnement serait commandé par la logique de l’édifice entier. Le nouvel autel devait s’inscrire dans la logique longitudinale de l’eucharistie : procession d’offrande, élévation…

Pour l’architecte des monuments historiques, l’enjeu le plus important résidait dans la cohérence entre la croisée du transept et le nouvel autel. Guy Nicot était parfaitement convaincu qu’il ne fallait pas tenter de s’imposer d’une quelconque façon dans ce quadrilatère central. Les piles d’angle, prévues initialement pour porter une tour lanterne, y dégagent une telle impression de puissance que parler de massif – avec une notion péjorative – ou de grandiose – d’une façon plus valorisante – est encore en-dessous de la réalité. La nef est la plus large des cathédrales d’Europe, faisant de cette espace un ‘vide’ énorme, autour duquel les pesanteurs sont presque physiquement sensibles.

Toute prétention individuelle s’y ferait ‘écraser’ par l’ampleur de l’acte architectural posé au XIIIe siècle, condamnant un propos artistique décalé, au mieux au néant, au pire au ridicule. Guy Nicot en venait finalement à imaginer le nouvel autel sous l’angle d’une ‘réduction’ de la croisée, d’une ‘condensation’ de celui-ci dans un volume minimal. Dupliquer l’esprit sans copier la forme… et à une autre échelle. En quelque sorte, tout le propos aurait été d’aboutir à un concentré de l’essence des lieux, qui en aurait toutes les proportions sans en avoir les dimensions – la croisée du transept prêtant force à l’autel et l’autel donnant sens à la croisée.

Quand on écoute l’artiste, ce qui ne manque pas d’étonner, c’est qu’il parle plus de la nef que du chœur ou du transept. Cette nef, il la ‘mesurait’ déjà sur des vues en trois dimensions [loupe binoculaire], durant son enfance dans la Géorgie de l’ère Brejnev. Le ‘poids’ symbolique que suppose cet autel, qu’il voulait « à l’image des autels des basiliques paléochrétiennes » s’exprime tout à la fois dans sa constitution – douze colonnes à l’image des douze apôtres de l’église primitive – et dans son positionnement. À l’extrémité du vaisseau où s’amassent les fidèles, il en est l’aboutissement incontournable. Le fait que Goudji ait voulu retranscrire, dans les plis des plaques d’argent « les drapés des statues du portail royal » est tout à fait révélateur. En vis-à-vis de ce portail, l’autel représente l’autre ‘volet’ de la nef. Il clôture et ouvre l’espace tout à la fois : clôture car les fidèles s’y arrêtent – pratiquement ; ouvre car il est désigné pour l’accession aux mystères divins.
Goudji voulait ainsi quelque chose de précieux et réduit, capable de fasciner – et donc de retenir le regard sur un seul ‘point’ : humble dans son volume mais grandiose dans son aspect.

©NDC

Un instant, visualisons la cathédrale et arrêtons nous sur chacun de ces trois hommes, qui sont tous trois des grands croyants.
Quel est leur point de vue ? Quand nous disons ‘point de vue’, nous le disons au sens le moins figuré, le plus concret.
Lors de la célébration de la messe, Monseigneur Perrier est à l’autel, à l’entrée du chœur – évidemment, comme célébrant.
Beaucoup savent, à Chartres, que Guy Nicot avait ses habitudes au transept nord.
Et nous avons personnellement vu Goudji s’installer dans la nef et prendre du recul par rapport à son œuvre.
En fait, chacun est sensible à ce qui lui apparaissait de sa position géographique dans l’édifice.

Que l’on s’attarde au raisonnement ci-dessus, on verra que ces trois cheminements esthétiques et intellectuels aboutissent, invariablement, au même résultat : un bloc de faible dimension et de forme carrée, en matériau précieux. Tous en étaient d’accord pour des raisons a priori différentes. On laissera le lecteur juger si cette adéquation était aléatoire, providentielle ou inéluctable, si elle résulte d’un recoupement hasardeux ou d’une sorte de parenté spirituelle.

Ce qui est certain, c’est que rien n’a jamais été conceptualisé formellement, ainsi que nous l’avons fait et que le dialogue a été constant, heureux et qu’il a contribué à rapprocher les points de vue. Aujourd’hui, quand on questionne Goudji, il a fait sien l’idée d’un « axe sacré », comme celle d’une « imitation de la croisée ». Il a annexé ces ressentis à son propre discours, tout en en laissant à leurs auteurs la paternité des réflexions et des images.
Tous ont finalement compris le ressort profond de l’édifice consacré en 1260. Tous ont trouvé une haute expression contemporaine de la foi – au cœur de la croix.