Aux questions qui parviennent au rectorat de la cathédrale – surtout au travers des guides du Service Accueil-Visites – nous répondons parfois en images. Les sujets sont variés et mettent parfois en relief des aspects insoupçonnés de la cathédrale…

Vous qui prenez plaisir à noter certaines étrangetés architecturales, j’aimerais vous demander votre avis relativement à un détail qui me frappe à chaque fois que je montre à des amis les grandes statues des prophètes au porche nord : les colonnes torses situées sous Isaïe, Jérémie, Siméon, Jean Baptiste tournent dans des sens différents les unes des autres. Faut-il y voir une signification ? Ou peut-être est-ce une restauration ?

Votre question suggère des investigations beaucoup plus larges qu’il n’y paraîtrait au premier abord. Elle permet d’abord de relativiser certaines analyses d’ordre symbolique et de faire la part entre finesse d’analyse et interprétations abusives. Du côté droit, l’ordre apparaît en effet très aléatoire ; certaines des colonnes vissées « dans le sens des aiguilles d’une montre » tandis que d’autres colonnes sont « en sens inverse ».

Volontaire ? Alternance recherchée ou rapport avec la signification des personnages. Il suffit de se reporter au côté gauche, dans lequel le sens est uniforme pour comprendre que la principale raison est sans doute à chercher du côté de… l’étourderie…

 

Pour mieux la comprendre, il faut se reporter à la réalité du chantier et adopter la place du maître d’œuvre, non d’un point de vue global mais dans un rôle où il organise le planning : l’enchaînement des phases de travaux, en lien avec les différents métiers.

Du côté des sculpteurs imagiers, il va sans dire que l’ensemble du porche nord représente l’une des plus importantes réalisations des grandes cathédrales gothique : sept ans, dix ans, peut être douze ans sont nécessaires pour livrer l’ensemble demandé : statues des ébrasements, claveaux des voussures, tympans…

Du côté des maçons auxquels est confiée la mise en place du porche, l’affaire est très différente. Alors même, dans cette décennie 1210, qu’on est en train de procéder au couvrement de la nef (plus de 35 mètres ; coffrages en charpentes et planche, système des arcs-boutants) il est probable que le montage du porche n’est pas leur préoccupation essentielle : deux ans ou trois ans au plus sont obligatoires – si l’on s’en tient aux étages où se situent les sculptures. D’ailleurs, l’édification du porche est effectuée en même temps que celle du mur pignon du transept.

Cette chronologie a une conséquence immédiate sur l’organisation pratique du chantier. Il faut conclure, inévitablement, que les sculptures du porche sont ainsi stockées, partiellement ou totalement, pendant plusieurs années, à proximité immédiate de la cathédrale. Les voici prêtes à utilisation… en « kit ». On sait ce qu’il advient fréquemment quand ceux qui effectuent le montage sont différents de ceux qui ont conçu le système d’assemblage.

Prenons un exemple avec les meubles Ikea : chacun a eu l’occasion d’en expérimenter le montage ou en a entendu parler. Il y a d’abord les pièces que l’on dispose à l’envers, d’autant plus piégeuses qu’elles avaient exactement les bonnes dimensions. On pense effectivement aux colonnes torses de la baie centrale, côté droit.

Il y a ensuite le cas des pièces manquantes (oubliées en usine, égarées au moment du déballage…) pour lesquelles il faut trouver un substitut : c’est probablement ce qui est arrivé pour les colonnes torses de la baie de gauche, côté gauche. Leur décor minimal, qui tranche avec les autres, laisse assez entendre qu’il s’agit d’ajouts postérieurs – au plus simple.

portail nord gauche, ébrasement gauche : ange déchu, diable © NDC
portail nord centre, ébrasement droite : Isaie, Jeremie, Simeon, Jean-Baptiste, Pierre © NDC

Cette anecdote permet d’apporter plusieurs éléments supplémentaires de réflexion à un débat qui a beaucoup animé les historiens d’art et qui porte sur la conduite effective des travaux. Brossons à grand traits :
– d’un côté, une thèse ancienne, celle d’Émile Mâle : le « maître de Chartres », un architecte visionnaire, demeurant à Chartres, qui conduit l’ensemble du chantier, sur une durée de plus de vingt ans, effectuant les choix esthétiques majeurs et imposant au final l’impression d’unité qui ressort de la cathédrale.
– de l’autre, le coup de tonnerre qu’a représenté l’ouvrage de John James, « Les Constructeurs » : une succession d’une quinzaine de maîtres d’œuvre, chefs d’équipe participant d’une logique itinérante qui ont avant tout l’expérience du terrain, augmenté de certaines abstractions techniques. Ils travaillent selon un rythme annuel, la saison d’hiver donnant lieu pour eux à un grand jeu de chaises musicales : celui de Laon arrive à Chartres ; celui de Chartres part à Soissons… On insiste au contraire sur les nombreuses discontinuités techniques (profils de mouluration, mesures-étalons, gabarits) que l’on peut observer dans le détail, explicables par autant de « passage de relais ».

En réalité, parmi la communauté scientifique, plus personne n’adhère dans sa totalité à l’une des deux thèses. Si on a quelques réticences à suivre John James dans son systématisme (l’identification précise des différents maîtres d’œuvre – bronze, rubis… ; l’enchaînement exact des différentes phases printemps/été, l’attribution de chacune d’elle à un auteur) la solution pencherait néanmoins de son côté.

Quelques pistes circulent, à l’occasion de discussions informelles. Et si le rôle du chanoine chargé de l’œuvre était plus important que celui qu’on lui attribue ordinairement, se chargeant de mettre en relation les différents maîtres d’œuvre et d’assurer la continuité des travaux – en véritable maître d’ouvrage ? Et si les différentes équipes pouvaient fusionner à l’occasion d’un surcroît d’activité, l’un des maîtres (le plus âgé) prenant obligatoirement l’ascendant sur l’autre ? Et si l’un des maîtres d’œuvre (par exemple celui qui avait posé le plan en 1194) revenait à l’occasion avec un rôle de « consultant » donner quelques conseils à certains de ses suivants…