par Philippe Lefebvre, président de l’association des Grandes Orgues de Chartres *,
avec l’aimable autorisation de Chartres Sanctuaire du Monde

 

Depuis plusieurs semaines, un immense échafaudage se dresse dans la nef de la cathédrale : les travaux de démontage du grand orgue de la cathédrale ont commencé, première étape d’un chantier de trois ans, qui comprend la restauration du buffet classé Monument historique, l’un des plus anciens de France, et la reconstruction de la partie instrumentale.

Les raisons, les objectifs, les enjeux

À l’issue du dernier concert du grand orgue en septembre dernier, des auditeurs se demandaient pourquoi il faut reconstruire cet instrument, qui faisait encore illusion. Voici quelques-unes des raisons.

Jusque dans les années 1970/75, les travaux de facture d’orgue s’inscrivent encore dans le mouvement de reconstruction de l’après-guerre. Ils sont effectués par des entreprises qui se sont industrialisées, car il faut reconstruire et aller vite, le plus souvent avec des moyens limités. Dans le même temps et de même que dans le BTP, des matériaux nouveaux ont fait leur apparition, qu’il s’agisse du béton, des bois synthétiques, des poutrelles d’acier, etc. On s’éloigne ainsi des matériaux nobles et traditionnels, et petit à petit le savoir-faire de la facture d’orgues, un métier d’art séculaire, se perd. Les facteurs d’orgues se saisissent eux aussi de ces « nouveautés », qu’ils expérimentent compte-tenu de leur intérêt économique et de la simplicité de leur mise en œuvre. On construit aussi des orgues à transmission électrique, ce qui est plus simple et plus rapide, bien qu’on n’ait pas de vision sur la fiabilité et la pérennité de ces systèmes encore à leur début et souvent propres à chaque entreprise. À cela s’ajoute l’idée nouvelle qu’un orgue doit permettre de jouer tout le répertoire (du XVIe au XXe siècle), et qu’afin d’y parvenir, il faut y mettre le plus de tuyaux possible, ce qui aboutit à « bourrer » les instruments, à diminuer la taille des tuyaux (étant plus étroits, ils prennent moins de place, donc on peut en mettre plus…), sans tenir compte du buffet, de l’accessibilité pour la maintenance, de l’espace nécessaire pour que l’instrument respire et que les sons puissent s’épanouir naturellement.

Comme beaucoup d’autres instruments construits ou reconstruits dans les années 1950 à 1980, le grand orgue de Chartres a été impacté par cette démarche. On s’est rapidement aperçu que celle-ci conduisait à une impasse, tant sur le plan technique qu’au niveau du résultat sonore. En effet, au bout de quelques années, la transmission électrique a été défaillante, le système de combinaisons a dû être remplacé intégralement, puis les claviers eux-mêmes ainsi que d’autres fonctions. Les tuyaux, dont, pour des raisons économiques, bon nombre n’étaient constitués que de 50% d’étain (au lieu de 75 ou 80%), d’autres en aggloméré au lieu d’être en chêne, ne pouvaient produire le son adéquat. Sous perfusion depuis plusieurs dizaines années, le grand orgue de Chartres a vu progressivement des tuyaux devenir muets, des fonctions essentielles disparaître, et ne pouvant être réparées, car il s’agissait de matériels obsolètes, dont il n’existe même plus les pièces détachées… Le nombre de pannes s’est multiplié provoquant l’annulation de concerts.

L’objectif aujourd’hui est de construire un orgue en adéquation avec le buffet (s’il est monumental, il est l’un des moins profonds de France avec peu de place intérieure), de répondre aux besoins cultuels et culturels par un instrument ayant une réelle personnalité musicale, proportionné à l’acoustique de la cathédrale, de garantir sa pérennité par sa conception, des matériaux de première qualité et des systèmes de transmission éprouvés. Au cours des siècles, le buffet n’a jamais été démonté et à chaque fois (au XIXe comme au XXe siècle) on a modifié, ajouté, empilé, sans se préoccuper de l’état antérieur, des détériorations du temps sur les parties anciennes, etc…

L’échafaudage en cours de construction pour le démontage du buffet et de l’instrument.

 

C’est pourquoi l’étape en cours du démontage est capitale : elle va permettre d’épurer des ajouts inopportuns et encombrants datant du XXe siècle, des sommiers superposés les uns sur les autres, ne permettant pas aux tuyaux de déployer leur son, mais aussi d’atteindre des parties peu accessibles, afin d’analyser de près les différentes parties du buffet, de la charpente, pour prendre des décisions adaptées, au vu de chaque élément et de son état.

Les enjeux d’un tel chantier sont multiples : respect et restauration d’un buffet exceptionnel de notre patrimoine, tradition et noblesse de la facture d’orgue française, accessibilité de toutes les parties internes pour faciliter la maintenance et ainsi la pérennité de l’instrument, modernité et créativité en veillant à l’utilisation de technologies éprouvées aujourd’hui dans la facture d’orgue. Dans ce but a été instaurée une concertation entre la maîtrise d’ouvrage (direction des Affaires culturelles de la région Centre-Val de Loire), la maîtrise d’œuvre (technicien-conseil agréé par l’État), l’organiste titulaire et l’association des Grandes Orgues de Chartres.

Afin de soutenir cette démarche, l’association des Grandes Orgues de Chartres a recueilli l’avis de nombreux organistes sur la nature du projet. Cela a permis de définir un programme de travaux pour la construction du nouvel instrument, qui sera inspiré de la facture d’orgue française : il comportera quatre claviers et environ une cinquantaine de jeux, et sera doté à la fois de transmissions mécaniques de la tradition séculaire de la facture d’orgue et de dispositifs électriques et électroniques faisant appel à des matériels éprouvés en Europe depuis des dizaines d’années.

Cette opération a été possible grâce à un financement important de l’État (75% du montant), du concours des collectivités territoriales (Région, Département, Ville de Chartres) et de l’association Chartres, sanctuaire du Monde.

Compte-tenu de l’enjeu, le maître d’ouvrage a mis en place une procédure de sélection des entreprises par le biais d’un jury composé d’organistes et de personnes qualifiées, jury auquel ont été associés le clergé affectataire et l’organiste titulaire, l’association des Grandes Orgues de Chartres et l’association Chartres, sanctuaire du Monde.

À l’issue de la consultation, c’est un groupement de trois facteurs d’orgue français qui a été retenu : l’entreprise Muhleisen (Strasbourg), l’entreprise Chevron (Corrèze) et l’harmoniste Bertrand Cattiaux qui assurera la conduite de la partie sonore.

Dans trois ans, le grand orgue résonnera sous les voûtes séculaires de la cathédrale. Un moment de fête que nous partagerons dans la joie.

 

Article original publié dans la Lettre de Chartres Sanctuaire du Monde (décembre 2022)

 

* Philippe Lefebvre est titulaire des grandes orgues de la cathédrale Notre-Dame de Paris ; et ancien titulaire de celles de la cathédrale Notre-Dame de Chartres (1976 à 1985).