On sait l’importance qu’a eu Émile Mâle dans la redécouverte de l’Esprit des cathédrales – en lien avec l’univers spirituel et intellectuel de la période qui a vu leur édification. Particulièrement attaché à la cathédrale de Chartres, il avait dit à son propos qu’elle était « la pensée du Moyen Âge devenue visible ».
Le 5 mai 1963, un monument à son effigie était inauguré dans les jardins de l’évêché, au chevet de la cathédrale – reconnaissant ainsi le rôle qu’il avait tenu pour initier le grand public à une lecture intelligente des portails et vitraux de l’édifice : ‘Notre-Dame de Chartres’, paru en 1948, demeure l’un des ‘incontournables’, dans lequel ont puisé de nombreux autres ouvrages.
Assistaient à l’inauguration plusieurs membres de l’académie : Le cardinal Tisserand, Paul Deschamps, René Huygue, Daniel-Rops.
C’est Daniel-Rops qui concluait les diverses interventions :

« Chacun de ses grands livres correspond à un effort nouveau pour élucider la genèse du chef-d’œuvre et sa signification. Ainsi, au XIIe siècle, nous montre-t-il la cathédrale en relation avec le drame liturgique, les pèlerinages, et cet Orient que la croisade, mystérieusement, rendait proche. Ainsi, au XIIIe siècle, nous la montre-t-il, selon la symbolique des quatre miroirs de Vincent de Beauvais, exprimant tout à la fois le sens de la nature, les données morales, les connaissances scientifiques et la représentation historique de l’époque. Ainsi encore, au XIVe siècle, quand le parfait équilibre commence à être menacé, quand des lézardes se révèlent dans l’édifice social, nous fait-il entendre le cri prophétique de la cathédrale, lancé par les lèvres sans voix de ses figures pathétiques, mêlant des espérances nouvelles à des images de danses de mort. Sans cesse et de toutes manières, ce qu’Émile Mâle nous rend sensible, c’est le rôle de témoin irremplaçable d’une époque, d’une civilisation, dont nous avons vu que, si on le néglige, la cathédrale perd beaucoup de son sens, et sans doute l’essentiel.

Là a été la pensée géniale d’Émile Mâle, celle qui le situe en-dehors et au-dessus des nombreux historiens d’art qui, depuis cinquante ans, ont étudié les chefs-d’œuvre du Moyen Âge. Historien de la civilisation plus encore peut-être que de l’art, il occupe dans l’histoire des idées une place que nul ne lui dispute. Il est au point de départ de toute une école, qui, selon ses intentions, a continué cette élucidation de la cathédrale en ne se

bornant pas à commenter des formes mais en cherchant à en scruter l’esprit.
Des disparus comme Louise Lefrançois-Pillion et Marcel Aubert, un éminent vivant Paul Deschamps, en poursuivant son chemin, ont continué à éclairer les perspectives qu’il avait ouvertes. Et le simple lecteur, le visiteur émerveillé des cathédrales, se souvenant de tant de pages illuminantes, sait ce qu’il lui doit.

Le monument – Jardins de l’Évêché

C’est de cette gratitude des foules immenses qui, désormais, se pressent pour admirer nos cathédrales, qu’est le signe ce beau buste de bronze que la municipalité de Chartres, gardienne fervente du chef-d’œuvre, a voulu placer tout près du chevet de la cathédrale – de cette cathédrale pour laquelle Émile Mâle avait une particulière dilection. Faut-il le dire ? Ce geste comble le vœu qu’avait formé au secret de son cœur un de ces visiteurs de la cathédrale, il y a déjà plusieurs années, peu après la mort du maître à qui cet hommage est rendu. Le soir tombait dans la nef immense. Les portes, dans un bruit sourd comme un roulement d’orgue, avaient été fermées. Par les vitraux jaunes et rouges du couchant un dernier rayon de soleil tombait, oblique, faisant voler avec des délicatesses d’ange, des poussières si fines qu’on les eût dites immatérielles. Presque seul, et perdu dans cette vastitude, le visiteur priait, méditait, songeait.
Tout petit, misérable en son destin borné, il évoquait ces masses humaines qui, en ces

mêmes lieux, avec des mots semblables aux siens, avaient lancé vers les voûtes de semblables appels à l’espérance. Et aussi à ces autres masses qui, plus tard, et des siècles et des siècles, viendront à leur tour prier Notre-Dame en ce lieu cher à leur cœur. Et ce visiteur évoquait, comme des présences tutélaires et amicales, ceux grâce à qui la cathédrale est devenue pour nous, ce haut lieu de l’Église, ce symbole de fidélité, les Huysmans, les Péguy, les René Schwob, et par-dessus tout Émile Mâle. L’image du vieux maître s’imposa alors tant au pèlerin vespéral qu’il lui sembla le voir paraître, pour le guider devant la Belle Verrière ou lui faire admirer le merveilleux tracé des voûtes du transept. Et ce visiteur se dit alors que ce serait un beau jour pour lui que celui où il verrait le poète de la cathédrale glorifié comme il convenait : en ce lieu même où il porta le plus pur de son message. Monsieur le maire de Chartres, merci d’avoir voulu que ce jour fût ».

Daniel-Rops