Une lettre étonnante, retrouvée en 1936 par Raymonde Foreville dans le manuscrit lat. 1221 de la bibliothèque du Vatican, retrace un évènement qui eut lieu dans la cathédrale de Chartres en 1177 ou 1178.
On y perçoit, au-delà de l’aspect ‘démonstratif’ et ‘édifiant’ du scénario – contribuer par tous les moyens au récent culte de saint Thomas de Cantorbery, l’ambiance d’une époque : les formes de la dévotion populaire, les représentations du blasphème, le rôle de l’évêque, l’importance extrême accordée aux reliques (notamment le corps de saint Lubin, ou encore le voile de la Vierge).

« Au vénérable père et seigneur Richard, par la grâce de Dieu archevêque de Cantorbery, primat d’Angleterre, légat du Siège Apostolique ; à mes frères et amis très chers dans le Christ, Herlewin prieur, Herbert archidiacre ; au chapitre et au clergé de Cantorbery, Jean de Salisbury, autrefois clerc du bienheureux martyr Thomas, par la volonté divine et les mérites du bienheureux martyr Thomas, humble ministre de l’Église de Chartres, salut affectueux d’une sincère dilection.
Plusieurs, mus par le démon, se sont efforcés en diverses régions d’obscurcir par une fâcheuse interprétation les vertus et les œuvres de saint Thomas alors qu’il luttait pour défendre la loi de Dieu et la liberté de l’Église. Aujourd’hui Dieu lui-même révèle la haute personnalité de l’archevêque, et ses détracteurs sont obligés bon gré mal gré de prêcher sa gloire, de susciter la foi autour d’eux et de rendre au Christ de justes actions de grâces.
L’un d’entre eux, nommé Pierre, porteur de la présente, originaire de notre cité, serviteur du noble comte Thibaud, par légèreté d’esprit et sous l’empire du démon de l’erreur et du blasphème, a osé s’attaquer en paroles au saint martyr et se moquer de ses miracles comme d’inventions humaines.

Or, un jour, tandis que lui et les autres tailleurs de pierres qui travaillaient au monastère de Saint Pierre de Chartres prenaient leur repas, il arriva qu’ils se mirent à parler des miracles du bienheureux Thomas, tous les autres écoutaient avec respect et actions de grâces ; mais lui se mit à rire et commença à les discuter et à les contredire violemment, prétendant qu’ils étaient faux et que le bienheureux Thomas n’avait aucunement le pouvoir d’opérer des miracles grands ou petits. Et prenant un morceau de pain, il ajouta : si votre saint Thomas le peut, qu’il m’étrangle ou qu’il fasse de cette nourriture un vrai poison pour moi ! Les autres, terrifiés, reprochaient à cet insensé sa témérité, se frappaient la poitrine et se signaient pour se défendre d’un tel blasphème.
Or voici que cet homme qui venait de les quitter, à peine rentré dans sa maison, tomba muet, son visage s’altéra, son esprit commença à s’égarer. Amis et voisins accoururent. Au récit de ce qui était arrivé, ils se répandirent en larmes et l’emportèrent hébété et à demi-mort jusqu’en l’église Notre-Dame ; ils le placèrent sur le corps de saint Léobin qui repose en notre cathédrale.

Le bruit du miracle s’était répandu et sous peu avait empli la cité pourtant très peuplée. De partout le peuple accourait pour voir le misérable frappé par la droite de saint Thomas, et, de la troisième heure jusqu’au soir, l’immense cathédrale de Chartres s’emplit. J’étais absent, mais le jour même je rentrais dans la cité. À peine étais-je arrivé à la maison que la mère du malheureux et ses amis vinrent se jeter à mes pieds, me racontant ce qui s’était passé et implorant avec larmes aide et conseil. On amena le pauvre muet qui battait sa coulpe ey levait les yeux et les mains au ciel et vers la châsse qui contient la chemise que portait la bienheureuse Vierge lorsqu’elle enfanta le Sauveur.

Toute l’assistance pleurait ; moi-même et ceux qui m’avaient accompagné, nous ne pouvions contenir nos larmes. Je priai d’aller quérir l’ampoule où j’avais recueilli le sang du bienheureux Thomas et que j’avais apportée avec moi à Chartres, ainsi que de l’eau pour la laver. Ayant achevé une prière devant les reliques, je donnai au misérable l’ampoule à baiser. Aussitôt, il s’écria à haute voix, de sorte que tous les assistants purent l’entendre : Saint Thomas ! saint Thomas, ayez pitié de moi ! Ayant bu l’eau dans laquelle j’avais lavé l’ampoule et le poignard du bon martyr, aussitôt il recouvra la santé et fit vœu de se rendre au tombeau du saint martyr en réparation de son blasphème et en actions de grâces de sa guérison.
Quand à nous tous qui étions présents, nous fîmes monter à Dieu des actions de grâces, louant la puissance du glorieux martyr où nous voyons manifestement la réalisation de la parole du prophète : « Ils accourront vers toi, les détracteurs, et adoreront la trace de tes pas. » Le clergé et le peuple se réjouissent. Ceux qui étaient tristes exultent. Les pleurs se tournent en joie et les lamentations en hymnes.
Nous avons voulu vous faire ce récit pour la gloire de Celui qui est digne d’admiration et de louange dans le bienheureux martyr Thomas et dans les autres saints. Salut à tous dans le Seigneur. Souvenez vous de nous et de notre Église devant Dieu et le glorieux martyr part qui votre Église et votre cité sont rendues célèbres sur toute la terre. »


Le contexte : Saint Thomas Becket fut assassiné sur ordre du roi d’Angleterre, dans sa cathédrale, le 29 décembre 1170, pour s’être opposé aux empiètements du souverain sur les privilèges d’Église.
Jean de Salisbury, qui était son secrétaire particulier, témoin oculaire du meurtre, continua à œuvrer pour la mémoire du prélat – d’abord en Angleterre puis en France après qu’il ait été élu à l’évêché de Chartres le 22 juin 1176.
Sans doute est-ce Jean de Salisbury lui-même qui avait recueilli le sang de Thomas, avant ses obsèques. Le cartulaire de Notre Dame, à son obit du 25 octobre 1180, précise qu’il enrichit la cathédrale de « deux vases précieux dont l’un contient du sang du glorieux martyr Thomas, archevêque de Cantorbery, qui est encore liquide, nous le certifions pour l’avoir vu ». Dans un poème des miracles de Notre Dame (XIIIe siècle), on parle tout à la fois du sang et d’un poignard dont se serait servi l’un des meurtriers : « et seint Thomas de Conteorbere de cui sanc ot illuec partie et son coustel d’auceserie ».
La lettre est écrite entre l’Ascension 1177 et le 6 août 1179 (dates auxquelles Herlewin, mentionné dans l’adresse, devint prieur de Christchurch et résigna sa charge).