par Sophie Mouquin, Maître de conférences en Histoire de l’art à l’université de Lille
avec l’aimable autorisation de Chartres Sanctuaire du Monde

 

Pour la cathédrale de Chartres, l’orfèvre Goudji s’inscrit dans la tradition de l’Église en réalisant une cuve baptismale somptueuse par ses matériaux et raffinée par son décor, véritable support catéchétique. Fidèle à sa manière, il déploie un langage artistique entre modernité et tradition. L’éclat des matériaux, l’élégance de la forme et l’harmonie des proportions font de son œuvre un véritable écrin pour constituer l’espace où les catéchumènes vont recevoir la vie.

L’utilisation de matériaux nobles et précieux s’inscrit en effet dans une double tradition. Tout d’abord celle, médiévale, que développa l’abbé Suger de Saint-Denis, puis à sa suite de nombreux auteurs relevant de la tradition scolastique. Pour Suger en effet, les beautés matérielles permettent, par anagogie, de voir les beautés immatérielles. C’est ainsi qu’il fut l’un des plus ardents défenseurs du vitrail, dont la polychromie crée des effets colorés, qui sont l’image de la Jérusalem céleste sertie de pierres précieuses. « Jérusalem, malheureuse, battue par la tempête, inconsolée, voici que je vais sertir tes pierres et poser tes fondations sur des saphirs. Je ferai tes créneaux avec des rubis, tes portes en cristal de roche, et toute ton enceinte avec des pierres précieuses » (Is. 54, 11-12).
Ensuite – et les deux sont intimement liées – dans celle, exégétique, de la symbolique des pierres. Les pierres, dures et fines (et non précieuses), employées par Goudji, évoquent celles que l’Écriture cite à plusieurs reprises, sur le pectoral d’Aaron (Ex 28, 15-30 et Ex 39, 8-21), ou comme constitutives de la cité même de Jérusalem (Ez. 28, 12-17 et Ap. 21, 18-21). Les pierres précieuses ont été remplacées par des pierres dures et fines, mais ce sont bien douze pierres, évoquant celles du pectoral d’Aaron et des murailles de Jérusalem, qui ornent les bords de la cuve, la transformant ainsi en un symbole ecclésial et céleste.

Le choix d’un décor de poissons, qui semblent se mouvoir sur le fond de marbre veiné, est également riche : il permet d’évoquer le baptême et le Christ. Comme le rappelait Tertullien dans son Traité sur le baptême, « Nous, petits poissons, qui tenons notre nom de notre « ichthys », Jésus-Christ, nous naissons dans l’eau, et ce n’est qu’en demeurant en elle que nous sommes sauvés ». Les poissons évoquent donc les baptisés qui, à la suite du Christ, passent de la mort à la vie. Dans la symbolique chrétienne antique le poisson est, par excellence, l’expression du chrétien vivifié par l’eau vive du baptême : il représente le Christ en raison de la similitude entre la racine grecque du mot ichtus et les initiales de Jésus, Iesous Christo Théou Yios (ou Uios) Sôter, mais il évoque aussi l’invitation à la conversion à laquelle nous appelle notamment l’Évangile de la pêche miraculeuse. La présence des poissons, qui rythment le pourtour de la cuve rappelle donc que le baptême chrétien est une plongée dans la mort et la Résurrection du Christ : « Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts » (Rm.6,4). Les douze poissons donnent ainsi à l’œuvre une portée symbolique à la fois baptismale, christique et ecclésiale.

Goudji renouvelle l’art liturgique, sans nier la Tradition, et même en renouant avec celle de l’époque médiévale, laquelle, se fondant sur l’Écriture, exigeait que les objets liturgiques soient réalisés dans des matériaux nobles et inaltérables, afin d’exalter et même de manifester les beautés célestes. « Lorsque tout pénétré par l’enchantement de la beauté de la maison de Dieu, le charme des gemmes multicolores m’a conduit à réfléchir, transposant ce qui est matériel en ce qui est immatériel, sur la diversité des vertus sacrées, alors il me semble que je me vois moi-même résider comme en réalité en quelque étrange région de l’univers, qui n’existe antérieurement ni dans le limon de la terre ni dans la pureté du ciel, et que, par la grâce de Dieu, je puis être transporté d’ici-bas dans le monde plus élevé de manière anagogique » (abbé Suger).

 

Article original publié dans la Lettre de Chartres Sanctuaire du Monde (novembre 2020)