Maurice JUSSELIN, paléographe éminent, grand spécialiste des notes tironiennes, aurait pu devenir un professeur réputé. Archiviste départemental d’Eure et Loir, président de la société archéologique d’Eure et Loir, il s’est finalement attaché au pays chartrain. Sur le sujet, il est l’auteur d’un nombre important d’opuscules, trop méconnus, mais toujours parfaitement documentés. À vrai dire, sa bibliographie compte plusieurs pages. Car il s’est donné entier à son travail, réunissant et annotant des documents précieux, consacrant à ses études une érudition qui ne manque pas d’étonner – ses notes ‘de bas de page’ occupant parfois l’essentiel du propos. On le sait impartial et uniquement soucieux de la vérité. Rien n’est aussi intéressant que d’avoir ses commentaires éclairés sur les textes qui ont constitué le ‘fonds légendaire’ de la cathédrale de Chartres.

Arch. dép. d’Eure-et-Loir, 10Fi NC 2-3-3, portrait de Maurice Jusselin, 1914, cliché réalisé par l’atelier de numérisation des Archives

« Lorsqu’une tradition est vivace, elle est rapportée en des termes précis et sans commentaires, bien souvent même on n’éprouve pas le besoin de la relater dans les textes. Dans la suite des siècles, les souvenirs s’effacent et les générations qui se succèdent alors éprouvent le besoin non seulement de sauvegarder la tradition menacée par l’oubli en en parlant plus longuement, mais aussi d’y joindre des commentaires inutiles qui sont bien propres à transformer une vérité en légende. Les traditions de l’église de Chartres ont subi des vicissitudes de cette nature. Pour les siècles anciens nous n’avons conservé aucun monument figuré ou écrit, mais lorsque, à la fin du XIIIe siècle, apparaissent des textes susceptibles de renfermer des témoignages précieux, ceux-ci sont extrêmement brefs. On lit dans toutes les pièces d’archives la simple affirmation que l’église de Chartres a été fondée en l’honneur de la Vierge Marie et que la plus vénérée parmi les reliques que l’on y conserve est le Voile de la Sainte Vierge ; d’autres détails étaient inutiles, on n’éprouvait pas le besoin de poser la question.

Au début du XIVe siècle l’historiographie française subit des modifications profondes et des difficultés obligent l’église de Chartres à défendre ses droits séculaires. Nous voyons alors se préciser les termes. On invoque en faveur de la Tradition ce qui est écrit dans les libri antiqui ecclesie, vieux textes aujourd’hui malheureusement perdus, mais dont l’existence est prouvée par un inventaire sommaire dressé par un chanoine au milieu du XVIe siècle.

En 1322 surgit un témoignage impressionnant par son ampleur. Les Chapitres de la plupart des églises de France écrivent au pape Jean XXII en faveur des chanoines de Chartres, tous auraient eu intérêt à revendiquer pour leur propre église la plus haute antiquité, mais cependant ils proclament sans hésitation que la Vierge Marie, de son vivant avait choisi l’église de Chartres comme son temple : Cum Virgo beatissima Dei mater venerabile sibi templum, dum vitam duceret in humanis, elegerit ecclesiam Carnotensem.

En septembre 1330, le comte de Dreux rappelle que la vénérable église de Chartres a été fondée en l’honneur de la bienheureuse Vierge Marie avant l’Assomption : antequam Celos ascenderet. L’année suivante, en avril 1331, ce même seigneur affirme sa dévotion pour cette église fondée du vivant de la Vierge. En 1356, un acte du roi Jean le Bon expose que la fondation de l’église, remontant à la plus haute antiquité, eut lieu du vivant de la Vierge ainsi qu’il est écrit dans les anciens livres de la dite église et que la Vierge a fait de cette église sa demeure préférée ainsi qu’en témoignent les nombreux miracles qu’elle y a accomplis. Charles V successeur de Jean II, dit aussi, en 1367, que la fondation a eu lieu du vivant de la Vierge et ajoute que le témoignage de certains écrits anciens et authentiques est corroboré par la voix populaire c’est-à-dire par la tradition. En 1388, enfin, nous voyons Pierre de Craon reconnaître aussi que l’église fut fondée du vivant de la Vierge, « et Elle estant en Terre (sainte) avecques les Saints Apôtres au temps de l’Ascension de Nostre Seigneur » ».

Ce texte ne parle plus de l’Assomption, quelques incertitudes commençaient donc à inquiéter les esprits, non pas à l’égard de la Tradition elle-même, mais au sujet des circonstances dont elle était entourée.

L’évêque Jean Lefèvre, auquel étaient alors confiées les destinées du diocèse de Chartres, comprit d’ailleurs, avec une clairvoyance remarquable, qu’il était temps de fixer à la fois et l’histoire et la tradition. En l’année 1389 ce prélat confia à l’un de ses clercs le soin de rédiger cette compilation que nous nommons la Vieille Chronique. L’œuvre revêtait un caractère sacré, elle était transcrite sur le manuscrit après les feuillets sur lesquels nous lisons les Miracles de Notre-Dame et avant ceux qui nous ont transmis le texte d’un obituaire, elle avait sa place parmi les textes anciens, les libri antiqui ecclesie dont parlent les rois de France et toutes les chartes, elle représentait bien pour les contemporains la Tradition et l’histoire de l’église de Chartres sous leur forme la plus définitive.

Le chroniqueur nous apprend que l’église fut fondée avant la naissance du Christ, qu’elle fut dédiée à la Vierge devant enfanter, Virgo paritura, par les premiers habitants qui crurent à la venue du Christ issu d’une Vierge ; qu’un prince du pays chartrain approuvant cette fondation, fit faire une statue d’une Vierge portant un enfant dans son giron, laquelle fut vénérée dans un lieu secret à côté des idoles et que les pontifes des idoles présidaient au culte nouveau. L’auteur, dans la seconde partie consacrée à l’histoire des évêques, dit que la fondation a eu lieu non plus du vivant de la Vierge, comme l’assurait les textes antérieurs, mais avant sa naissance. Cette opinion, tirée sans doute d’un témoignage ancien, émise aussi dans l’intention de fortifier la Tradition de mettre mieux en lumière son caractère prophétique, de faire de l’histoire païenne une figure de l’histoire chrétienne, tendra désormais à prévaloir ».