En 1316, plusieurs maîtres d’œuvre expérimentés, à la demande du chapitre de la cathédrale, sont appelés sur le chantier de Chartres. Ils viennent de Paris. Des incidents graves viennent de se produire, tandis que l’édifice est achevé depuis soixante-quinze ans à peine. Au descriptif des ‘désordres’ constatés, on comprend facilement que les chanoines prirent peur et qu’ils décidèrent de s’entourer des meilleurs avis, craignant que la situation n’évolue défavorablement. En réalité, les défauts structurels (rares) que l’on connaît aujourd’hui s’étaient donc manifestés dans les décennies qui ont suivi l’édification de la cathédrale gothique.
Reste un document extraordinaire, parce qu’il analyse tous les ‘points faibles’ de l’édifice. Par ailleurs, il nous ‘plonge’ dans la réalité d’un chantier médiéval, au niveau décisionnel : les discussions entre spécialistes, les observations in situ, les comptes-rendus de visite, dont les termes – qui semblent au premier abord assez naïfs – reposent en réalité sur un coup d’œil immédiat, d’une rare technicité. Nous publions ce texte issu des archives du chapitre, une première depuis 1900, lorsqu’il était paru dans les annales du Congrès archéologique de France. On n’avait pas compris jusqu’à aujourd’hui à quoi faisaient références certains passages du document, ce qu’ont toutefois permis les derniers travaux de rénovation. Plusieurs commentaires sont donc totalement inédits.
Arcs boutants et colonnes du narthex
« + Item, nous avons veu les arz bouterez (1) qui espaulent (2) les voustes : ils faillent bien à jointeer (3) et recercher, et qui ne le fera briefment, il y porra bien avoir grant domage. »
(1) Le terme d’arc-boutant est déjà employé par Villard de Honnecourt sous la graphie suivante : ars boterés. À propos de Notre-Dame de Cambrai : « avant en cest livre en trouverés les montées dedens et dehors, et lote le manière des capeles et des plains pans autresi et li manière des ars boterés ». (PI. XXVII, p. 117 et suiv.)
L’analyse du rôle tenu par les arcs-boutants – en particulier l’évolution des procédés – a été totalement renouvelée depuis la publication du texte par Mortet en 1900.
Des considérations de Viollet-le-Duc, ne restent que trois faits évidents : la largeur exceptionnelle de la nef (plus de 16 m depuis le centre des piles), l’épaisseur importante des voûtes – néanmoins variable – et enfin le poids du matériau. Les poussées obliques sont plus importantes que dans aucune autre cathédrale.
On a constaté, au niveau de la nef, que le plus haut des arcs avait été édifié a posteriori. Il prend appui sur le massif du contrefort et agit au niveau de la corniche supérieure, les deux points de jonction laissant entendre qu’il s’agit d’un rajout : l’arc se greffe sur un pyramidion devenu inutile au sommet de la culée et cache un décor à feuillage sous la balustrade de circulation. Mortet était convaincu que cet ajout avait été fait suite à l’expertise de 1316. Pourtant, le texte n’évoque rien de tel – et ne soulève d’ailleurs aucun défaut ‘structurel’.
Un consensus s’est établi chez les chercheurs pour dater cette rectification du XIIIe siècle. Elle s’est faite durant les travaux : avant ou pendant les maçonneries des voûtes, au plus tard dans les années qui ont suivi leur achèvement. Dans le cas contraire, les murs n’auraient su résister.
(2) Un des plus anciens exemples de ce verbe ayant l’acception de soutenir, comme l’avait déjà souligné Mortet. cf. le substantif espauler dans le sens de pièce de bois servant d’épaulement (Charte de 1248, dans d’Herbomez : Et. sur le dial. du Tournaisis, p. 39).
(3) On emploie encore aujourd’hui, dans le langage des maçons, les mots jointoyer et rejointoyer, c’est-à-dire refaire les joints sur une maçonnerie ancienne où ils ont été dégradés. Il faut observer à quel point les arcs-boutants, soumis à des intempéries, sont sensibles à ces dégradations. Certains d’entre eux ont déjà été ‘rejointoyés’ deux fois au cours du XXe siècle, tandis qu’un désherbage régulier doit y être effectué par le service Départemental de l’Architecture et du patrimoine, au rythme d’un passage tous les trois ans.
« + Item, il y a II pilliers qui espaulent les tours, (1) où il faut bien amendement. (2) »
(1) Deux piliers du narthex. Il ne peut s’agir des contreforts extérieurs, auquel cas les experts feraient preuve d’un curieux flou. Il faut très probablement donner à pillier le sens que lui donnait déjà l’expertise pour la croisée et considérer que nous sommes à l’intérieur de l’édifice – avec deux piliers symétriques, au niveau des tours.
(2) Ce paragraphe n’a pour l’instant retenu l’attention d’aucun auteur, faute d’identifier le problème. De notre point de vue, il ne fait pas de doute que ce passage de l’expertise concerne les deux colonnes du narthex, greffées sur la maçonnerie des tours lors de la construction de la nef, au début du XIIIe siècle. On a depuis longtemps observé que ces colonnes avaient été en partie défaites, donnant à cette zone un curieux aspect ‘stalactites’. Les maçons y ont en effet soustrait les tambours rapportés ne laissant en place que ceux qui étaient engagés dans l’épaisseur du mur. Peut-être cette décision fut-elle prise dès le XIVe siècle, à titre conservatoire, devant la menace que représentait la chute de certaines pierres.
En réalité, chacune des deux tours romanes représentant un bloc cohérent, indépendant de la nef et évoluant en fonction de la densité des sols ou des effets momentanés de la sécheresse – parfois sur une amplitude de plus d’un centimètre, les voûtes à croisées d’ogive tendues entre ces deux massifs ont toujours présenté des fragilités.
Porches nord et sud
« + Item, il faut bien meitre amendement es pilliers des galeries des portauz, (1) et convient faire en chascune béee (2) un ait (3) pour porter ce qui est desus: et mouvra (4) l’une des jambes desus le souz bassement, par dehors sus le pillier cornier (5), et l’autre jambe mouvra desus une reprise dou cors de l’iglise (6); et sera cel ait à toute sa boice (7), pour mains bouter, et sera ce fet par tous les liens (8) que l’en verra qu’il sera mestier. »
« + Item, (9) il faut es portauz devant: les couvertures sont routes et dépecées, pour quoi il seroit bon qu’en meist en chascune (10) un tirant de fer, pour les aider à soustenir, et seroit bien seanz pour oster le péril. »
(1) Porches nord et sud. Des piliers dont parle l’expertise, l’un apparaît différent et porte à l’évidence la marque stylistique du début du XIVe siècle, avec des feuillages d’une extrême finesse. C’est un des supports qui se trouve à gauche de la baie centrale du porche nord, où l’on voit sur le piédestal le combat de David et Goliath. Faut-il présumer que celui-là était méchamment fracturé, au point d’être entièrement changé, tandis que les autres pouvaient encore être réparés à l’identique ?
Un petit dais a été également remplacé au XIVe siècle, dans l’une des zones les plus touchées du portail nord – aux retombées des voussures (baie de droite). Les restaurateurs des années 1900 n’y ont rien vu. Au moment de changer le linteau, ils ont ‘aligné’ ce dais sur son voisin.
(2) Les ‘baies’ désignent probablement les ouvertures ménagées entre les porches, dans le sens latéral, et qui passent au-dessous d’énormes linteaux supportant les voussures externes. Elles ont l’avantage de permettre une évolution libre sous l’ensemble des structures avancées. C’est sans doute cet axe de déplacement que le texte appelle les ‘galeries’.
Les désordres provenaient pour l’essentiel d’un problème d’ordre structurel et d’une extrême gravité – dont il faut probablement tenir rigueur à la négligence ou à la présomption d’un ou plusieurs maîtres d’œuvre. Les quatre puissants contreforts des façades des transepts, ainsi que des tours latérales, provoquent évidemment des poussées considérables. Ces dernières s’exercent selon une direction verticale – légèrement ‘sortante’. Or les contreforts sont en porte-à-faux de près d’un mètre sur les ouvertures qui ont été ménagées entre les porches. C’est-à-dire qu’ils pèsent directement sur les linteaux dont nous parlions, incapables de soutenir une telle pression.
(3) Le mot d’ait (peu lisible sur le document original) pose d’importantes difficultés et aucune des solutions philologiques proposées n’est parfaitement satisfaisante. Pour comprendre de quoi parle le rapport, il faut d’abord déterminer quels sont les objectifs poursuivis et les moyens employés.
En réalité, la description des aits, jambes et autres boises n’est pas celle d’un dispositif pérenne, mais celle d’un étai provisoire, le temps que l’on puisse changer les piles défectueuses sur lesquelles reposent le porche.
C’est-à-dire qu’il fallait éventuellement pouvoir enlever l’une ou l’autre sans que l’ensemble des porches ne s’effondre d’un coup.
Le rapport fait donc allusion à des schémas de poutres plutôt qu’à des supports de maçonnerie.
C’est ce qu’avait su détecter M. Jusselin à partir du terme lien, largement répertorié dans les métiers du bois.
La fin de ce paragraphe précise donc l’emplacement de ces étais provisoires. Le choix des points d’appui et des zones à consolider y sont primordiaux.
(4) ‘Mouvra’ ne signifie pas que les choses soient prévues pour bouger. Il faut comprendre ce verbe dans le sens suivant : ‘se mettra à l’endroit…’
(5) C’est-à-dire pilier d’angle, celui qui forme coin. Plus généralement, un pilier cornier désigne tout pilier servant de support à un porche – on pense notamment à certaines arcades couvertes.
(6) Il est évident qu’on parle de soutenir les linteaux. Aucun auteur n’a pour l’instant compris le dispositif, tel qu’il était expliqué dans l’expertise. Sans doute cette « jambe desus une reprise du cors de l’iglise » désigne-t-elle une poutre disposée en biais, qui prendrait appui sur la base du mur servant de façade du transept, où l’on voit effectivement une ‘plinthe’ qui pourrait servir à bloquer cette poutre. On peut imaginer que l’une des jambes soit disposée de ce côté, ‘par dedans’ tandis que l’autre prendrait appui ‘par dehors’ sur le ‘souz bassement’ du ‘pillier cornier’. C’est à dire qu’une deuxième poutre en biais prendrait appui sur l’un des massifs servant de support aux piles avancées, où on trouverait bien également de quoi la bloquer – l’une et l’autre se bloquant par le haut à l’endroit prévu pour supporter le linteau.
(7) Dans certains bâtiments en colombage, boise désigne un poteau renforcé, comme par exemple le sont certaines consoles d’encorbellement qui se prolongent jusqu’au sol. On comprend bien que ce genre de renfort servirait ici à décharger l’ait pour que les pressions soient plus tolérables : ‘pour moins bouter’. Nous proposons la solution suivante, qui nous semble rendre assez fidèlement le texte. Comme les ‘jambes’, placées en biais, prenaient appui, d’un côté sur le soubassement des piles avancées, de l’autre sur la base du mur, il fallait éviter qu’elles ne dérapent vers le bas. Une pièce verticale pouvait y remédier, rendant l’ensemble quasi-indestructible, sauf à voir l’une des jambes céder sous la pression.
(8) ‘Tous les liens que l’en verra qu’il sera mestier’ : ‘toutes les poutres que l’on considérera être nécessaires’. En plus des éléments déjà cités, on avait prévu d’autres entraits, pour rigidifier les poutres maîtresses.
(9) Ce paragraphe se situe plus loin dans le rapport d’expertise, juste avant que ne soit (re)abordé l’échafaudage de la croisée, puis l’état des charpentes. On y parle explicitement des supports en métal, ce qu’omet le paragraphe précédent, tandis que tous deux analysent évidemment les mêmes ‘défauts’. Il faut y voir en réalité la preuve de deux étapes distinctes. Après avoir remédié au danger le plus imminent, soit la rupture de colonnes porteuses du porche, dont le gabarit était trop léger et qui étaient sans doute fissurées, il fallait régler à moyen terme le danger des linteaux transversaux, sur lesquels reposaient les voussures du porche et qui ne cessaient de montrer des signes de faiblesse.
Ces armatures de métal ont été posées, ainsi qu’on les voit sur d’anciennes gravures ou photographies, jusqu’aux restaurations de l’architecte Selmersheim (vers 1895 pour le porche sud, vers 1905 pour le porche nord). Le dispositif était assez semblable sur chacun des douze baies [six au nord, six au sud]. Des barres de fer étaient placées au dessus des linteaux et s’enfonçaient dans la maçonnerie des transepts. D’autre barres étaient placées au-dessous, prenant parfois appui sur des consoles scellées aux piles. Des étriers sanglaient le linteau, à intervalles réguliers, pour éviter qu’il ne ‘lâche’.
Vers 1900, on décida de s’inspirer du modèle inventé par le XIVe siècle. On fit donc retomber les voussures sur des poutrelles d’acier noyées dans du ciment.
(10) Probablement une ellipse de raisonnement. Pour la compréhension restituer : ‘en chacun des supports latéraux sur lesquels reposent ces couvertures’.
Prochaine partie & fin : Rapport d’expertise – Porches nord et sud, Flèche et toit