En 1316, plusieurs maîtres d’œuvre expérimentés, à la demande du chapitre de la cathédrale, sont appelés sur le chantier de Chartres. Ils viennent de Paris. Des incidents graves viennent de se produire, tandis que l’édifice est achevé depuis soixante-quinze ans à peine. Au descriptif des ‘désordres’ constatés, on comprend facilement que les chanoines prirent peur et qu’ils décidèrent de s’entourer des meilleurs avis, craignant que la situation n’évolue défavorablement. En réalité, les défauts structurels (rares) que l’on connaît aujourd’hui s’étaient donc manifestés dans les décennies qui ont suivi l’édification de la cathédrale gothique.
Reste un document extraordinaire, parce qu’il analyse tous les ‘points faibles’ de l’édifice. Par ailleurs, il nous ‘plonge’ dans la réalité d’un chantier médiéval, au niveau décisionnel : les discussions entre spécialistes, les observations in situ, les comptes-rendus de visite, dont les termes – qui semblent au premier abord assez naïfs – reposent en réalité sur un coup d’œil immédiat, d’une rare technicité. Nous publions ce texte issu des archives du chapitre, une première depuis 1900, lorsqu’il était paru dans les annales du Congrès archéologique de France. On n’avait pas compris jusqu’à aujourd’hui à quoi faisaient références certains passages du document, ce qu’ont toutefois permis les derniers travaux de rénovation. Plusieurs commentaires sont donc totalement inédits.
Voici maintenant le texte du rapport d’expertise, en vieux français – Registre capitulaire, ras. 1008. folio xxxv, v° (1314-1345).
« Anno Domini M CCC° decimo sexto, die Jovis post festum Nativitatis Béate Marie Virginis Sancte, fuit relacio defectuum ecclesie per magistros advisitandum dictos defectus deputatos per capitulum in modum infra scriptum » :
« L’an 1316, jeudi après la fête de la nativité de la bienheureuse sainte Vierge Marie, il y eut l’exposé des défauts de l’église par les maîtres choisis pour étudier les dits défauts, de la façon qui est écrite ci dessous » :
« Vez ci les deffauz qui sont en l’iglise Nostre Dame de Chartres, veuz par mestre Pierre Chielle, mestre de l’euvre de Paris, par maistre Nicolas de Chaumes, mestre de l’euvre de Nostre Sire le Roy, et par maistre Jaques de LoncJumel, mestre charpentier et juré de Paris, en la présence mestre Jean de Reate, chanoine de Chartres, maistre Simon Daguon, mestre de l’euvre, mestre Simon, le charpentier, et meistre Berthaust, jurez de ladite euvre, dou commandement au déen ». (1)
(1) Aux experts sont adjoints les chargés habituels des travaux d’entretien et d’aménagement sur la cathédrale, tous employés permanents du chapitre. On n’entrera pas dans le détail des fonctions que M. Jusselin a su préciser. [La maîtrise de l’ouevre à Notre Dame de Chartres, Mémoires de la Société archéologique d’Eure et Loir, Tome XV 1915-22, 231-243].
Simon Dagon exerce une responsabilité élargie à tout l’édifice et aux différents corps de métier. L’ensemble des opérations qui sont conduites à la cathédrale sont ainsi de son ressort, ainsi que le précise son statut officiel et rémunérateur – sans que l’on puisse déterminer son degré de connaissance technique. En réalité, on connait essentiellement de Simon Dagon ses démêlés judiciaires, qui le mettent aux prises avec un chanoine qu’il avait injurié, Renaud de Boissy. La fonction paraît héréditaire, puisque Simon Dagon succède, depuis 1303 au moins, à son père Renaud Dagon. En mai 1321, à son décès, la maîtrise d’œuvre revient à son beau-frère, Huguet d’Ivry. Les décisions et dépenses du maître de l’œuvre sont étroitement contrôlées par des chanoines élus ad hoc, dits clercs de l’œuvre. Ils sont ordinairement au nombre de deux. Enfin, l’œuvre semble bénéficier des services d’un secrétariat, notamment pour les aspects comptables.
Simon le charpentier et Berthaut le maçon sont ‘jurés’, c’est-à-dire attachés contractuellement au chapitre pour y diriger tous les travaux relevant de leur compétence technique. Au XVe siècle, on constate d’ailleurs que, parmi les maîtres jurés figurent également un verrier et un ferronnier. Simon entre en poste le 26 mai 1302, comme en témoigne le registre capitulaire. En 1335, il reçoit, à l’occasion de sa ‘retraite’ une rente à vie. Plus tard, respectant sa volonté, ses enfants feront dire dans la cathédrale un office à sa mémoire, chaque jour anniversaire de sa mort, le 9 février.
De Berthaut (dit aussi Bartholomé), nous connaissons moins la carrière. Il apparaît dans un acte de 1318, au sujet du don qu’on a l’habitude de lui faire pour subvenir à son habillement. On y apprend qu’il est originaire de Mainvilliers.
« + Prumierement, nous avons veu la vouste de la croez (1) : il i faut bien amendement, et qui ne li metra briefment, il y porroit avoir grant péril.
+ Item, (2) nous avons regardé, pour le profit de l’iglise, que le premier eschaufaut mouvra de desus l’ensmellement des verrières, pour faire la voste de la croez ».
« Seigneurs, (3) nous vous disons que les 1111 ars qui aident à porter les voûtes sunt bons et fors, et les pilliers qui portent les ars bons, et la clef qui porte la clef bonne et fort; et ne convenrra oter de vostre vouste plus de la moitié, là où l’an verra que mestier sera. Et avons regardé que l’eschaufaut movra d’audesus de l’enmerllement (4) des verriesres; et de cel eschaufaut se aidera on à covrir vostre lesteril (5) et les gens qui iront par desous, (6) et s’en aidera l’an à faire les autres eschaufaus (7) à faire en la vouste, ce que l’an verra qu’il convendra à faire et mestier sera. »
(1) Croisée du transept. Comme les nervures de cette voûte présentent le même profil que celles de la nef et que la clef de voûte semble effectivement d’origine, si l’on s’en fie aux motifs décoratifs, on s’est visiblement contenté de réparer les compartiments de remplissage. Ainsi que le suggère M. Bouttier, il est possible que ces travaux n’aient pas concerné le quadrilatère central mais plutôt les travées immédiatement avoisinantes des transept.
(2) Ce paragraphe est en fin de rapport, juste avant que ne commencent les considérations sur les poutraisons des combles, et en particulier sur l’ange du chevet. Nous l’avons déplacé pour aider à la compréhension. Probablement est-ce la première intervention de Jacques de Lonjumel, charpentier qui semble ramasser en fin de rapport toutes les questions le concernant. Ce détail indiquerait l’importance accordée aux désordres de la croisée. On souhaite d’abord qu’il confirme, après que le maçon se fût exprimé, la faisabilité des échafaudages quant à cette opération d’envergure.
(3) Dans le document original, ce paragraphe se trouve placé devant les phrases introductives (vez ci les deffauz…). La voute de la croisée représente le principal sujet d’inquiétude, au sujet duquel les experts sont immédiatement questionnés, avant même qu’ils n’entament une inspection des lieux et puissent rendre un rapport exhaustif.
(4) On lit plus loin, dans le texte : ensmellement. Aujourd’hui, on écrirait : emmêlement. Ce terme désigne soit le remplage des verrières hautes, ce qui nous paraît peu crédible, soit l’entourage de ces dernières. On parlerait donc de l’arc – plus exactement le ‘boudin’ – qui fait le tour supérieur des petites roses, doublant les voûtains. Peu importe le sens qu’on donne exactement à cette expression, il est évident que les échafaudages étaient donc descendus depuis les voûtes le long des verrières, par des trous que l’on y voit encore, à environ 70 cm des parois. Plus que d’échafaudage, il s’agit donc d’une nacelle mobile, comme on pourrait en utiliser aujourd’hui pour nettoyer les vitres des buildings.
(5) Villard de Honnecourt, emploie sensiblement ce terme dans son Album : « Ki velt faire 1 letris por sus lire evangille, ves ent ci le mellor manière que io face ». (PI. XII, folio 7, r°)
(6) On veillait déjà à assurer la protection 1/ des ouvrages délicatement sculptés, comme il s’entendait bien sûr du jubé ; 2/ du public, pour éviter qu’une chute, d’un matériau ou d’un outil, ne puisse provoquer un accident au sol.
(7) Le texte reste assez vague sur les moyens employés pour implanter la totalité des échafaudages. Autant on saisit comment les suspentes permettent de travailler sur la périphérie, le long des murs, autant on ne comprend pas comment elles permettraient d’accéder au sommet de l’ogive, près des clefs de voûte. Les experts précisent seulement qu’on pourra s’en ‘aider’ pour compléter les échafaudages, en fonction des travaux qui pourront s’avérer nécessaires.
On ne sait pas où les dommages étaient localisés : sur ce que nous appelons nous même la croisée ou sur les transepts (qui est une autre acception du mot croisée). Des poutres y sont noyées dans l’appareil des voûtes.
Prochaine partie : Rapport d’expertise – Arcs boutants et colonnes du narthex