En 1316, plusieurs maîtres d’œuvre expérimentés, à la demande du chapitre de la cathédrale, sont appelés sur le chantier de Chartres. Ils viennent de Paris. Des incidents graves viennent de se produire, tandis que l’édifice est achevé depuis soixante-quinze ans à peine. Au descriptif des ‘désordres’ constatés, on comprend facilement que les chanoines prirent peur et qu’ils décidèrent de s’entourer des meilleurs avis, craignant que la situation n’évolue défavorablement. En réalité, les défauts structurels (rares) que l’on connaît aujourd’hui s’étaient donc manifestés dans les décennies qui ont suivi l’édification de la cathédrale gothique.

Reste un document extraordinaire, parce qu’il analyse tous les ‘points faibles’ de l’édifice. Par ailleurs, il nous ‘plonge’ dans la réalité d’un chantier médiéval, au niveau décisionnel : les discussions entre spécialistes, les observations in situ, les comptes-rendus de visite, dont les termes – qui semblent au premier abord assez naïfs – reposent en réalité sur un coup d’œil immédiat, d’une rare technicité. Nous publions ce texte issu des archives du chapitre, une première depuis 1900, lorsqu’il était paru dans les annales du Congrès archéologique de France. On n’avait pas compris jusqu’à aujourd’hui à quoi faisaient références certains passages du document, ce qu’ont toutefois permis les derniers travaux de rénovation. Plusieurs commentaires sont donc totalement inédits.

Porches nord et sudsuite

« + Item, nous avons veu, et devisié (1) à maistre Berthaut, comment il rendra l’imaige de la Magdelaine (2) ou point où elle est, sanz point remuer.(3) »

(1) Le sens de ‘devisé’ ne doit certainement pas être entendu au sens de causer mais au sens actuel de ‘faire un devis’ Cf. l’exemple suivant qui est contemporain et que donne Mortet (1326). « Vés ici la devise faite par mesire Nicolas de Chaumes, mestre de l’œuvre du roi… c’est l’ordonnance pour faire l’église. . . » (Bull. Mon., 1890, p. 522 et suiv.).

(2) Cette statue représentant sainte Magdeleine se trouvait au porche nord et occupait très précisément l’angle avant gauche du porche. On verra d’ailleurs que l’emplacement est aujourd’hui vide, sans qu’il soit possible de déterminer si cette statue a finalement disparue à la révolution ou au cours des deux siècles précédents.
De nombreux actes en font mention depuis le début du XIVe siècle (avant même l’expertise) jusqu’au milieu du XVIesiècle. Il n’y a pas lieu d’énumérer ici toutes les sources documentaires. On pourra se reporter utilement à un article de Jean Villette [Notre Dame de Chartres, n°38, Avril 1979, p 15, Les statues disparues du porche nord de la cathédrale].
On notera toutefois qu’elle sert de repère. En 1271, une sentence est rendue « à la porte de l’église Notre Dame devant la statue de pierre représentant Marie Magdeleine, entre le chapitre et les gagers de Marcheville, pour un legs fait à la fabrique » [Notes du chanoine Brillon ms 1185 liasse 1, n°58v]. En 1299, Robert de Poisvilliers s’engage auprès du chapitre à s’ acquitter chaque année de 10 sous, pour le souvenir de ses parents, « devant l’image de Marie Magdeleine qui est au portique de l’église ».
Cette statue était-elle tombée accidentellement, avait-elle eu besoin de réparations ou sortait-elle d’une réfection à neuf ? Quoi qu’il en soit, l’objectif – détaillé au maître ‘local’ – est de poser la statue précautionneusement. L’opération est visiblement effectuée rapidement, puisque dès juin 1317, la statue est à nouveau mentionnée dans les textes.

(3) Nous sommes d’avis que l’accident sur l’image de la Magdelaine est lié aux désordres constatés dans le paragraphe précédent, la statue faisant corps avec une colonne, à l’image de ce que l’on peut constater sur les sculptures avancées du porche. Cette colonne occupait un angle saillant – exposé aux risques de déformation – de l’un des massifs sur lesquels reposaient les linteaux défectueux.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle, à l’intérieur de ce massif, les interstices entre colonnes furent-ils comblés dès le Moyen Âge, comme le laissent supposer plusieurs gravures du début du XIXe siècle. Outre la porte de style classique ménagée pour l’accès aux cryptes et qui occupe l’espace sous linteau, on y aperçoit deux détails intéressants : vers l’avant du massif, des murs d’obturation ; sur le côté de celui-ci un dais de style gothique rayonnant.

Flèche et toit

« + Item, nous avons veu, en la grant tour (1), et avons regardé qu’elle a bien mestier de grant amendement, quar il i a un des panz fenduz (2) et decrevez et une des filloles (3) rompue et dépecée. »

(1) Le clocher vieux.

(2) On remarque bien quelques discontinuités de scellement, en particulier sur la face sud, sans qu’on puisse y reconnaître de ‘fente’ aussi préoccupante que ne le laisse entendre le rapport. Sans doute les pans sont-ils ceux de la flèche elle-même, où on sait que d’importantes réparations eurent lieu en 1395 (M. Jusselin, ibid.).

(3) Ce terme s’applique aux clochetons, tourelles. Mortet explique qu’il est employé à plusieurs reprises par Villard de Honnecourt : « Ves ent ci le premier esligement, si con des premières fenestres. A cest esbgement est li tors tornée à VIII arestes, s’en sont les IIII filloles quarées seur colonbes de trois. » ( éd. Lassus, p. 93).

« + Item, nous avons regardé, pour le profit de l’iglise, que le poinçon qui porte l’angelot (1) est tout pourri et ne se peut pas bien joindre à l’autre poinçon de la nef dou moustier (2): quar le poinçon dou moustier est quassé aus assembleures dou merren, par en haut: et se il voulaint bien ouvrer, il metraint II fermes avec celles qui sont sur le chevet, et sus la deusieme de ces fermes mises, serroit l’angelot sus ; et revendroit la greigneur partie du merrien qui i est en la dite crouppe à remeitre arriéres en euvre. »

« + Item, au befrai , là où les petiz sainz (3) sont, il n’est souffisant: quar il est viez et de lonc temps ; et, celui (4) où les grous sainz sont, aussi : et i faut meitre amendement tantost. »

« + Item, il faut ou comble dou moustier IIII tiranz à changer, qui sont porris à un bout où y en a, meitre amendement, se vous ne les voulez changer, en la guise que nous avons dit à vos meistres. (5) »

(1) « L’ange-gardien qui était sur l’extrémité de la croupe du comble, au chevet de l’église. Ce qu’il y a de surprenant, observe M. Lecocq. (ibid.) dans le rapport des experts, c’est qu’ils indiquent que le poinçon de charpente qui servait de base et de pivot à l’angelot était alors pourri, quoi qu’il se fût écoulé un temps assez court depuis son érection, puisque cette érection serait postérieure à l’année 1194, époque où l’édifice aurait été d’abord détruit, puis ensuite reconstruit. Ce rapport indique aussi un procédé économique de consolidation, tant pour le poinçon de la statue que pour la charpente de l’église. » [observation d’après Mortet]
On notera que les experts envisagent de réutiliser ‘ailleurs’ les poutres tirées du chevet. Peut être ont-elles servi immédiatement dans l’un des beffrois – ou mieux dans les étais des porches.

(2) Ce terme s’applique à la cathédrale dans son ensemble. C’est ainsi que plusieurs auteurs du XIIIe et XIVe siècle désignent un édifice religieux, que ses affectataires soient réguliers ou séculiers.

(3) Cloches. On parle probablement du clocher vieux, et non du clocher dit des ‘Commandes’, comme le pensait M. Jusselin. Les ‘commandes’ permettaient de donner, en tirant sur des cordes à l’intérieur du chœur canonial, où se déroulaient les offices, l’ordre d’activer les sonneries principales. Ce clocher miniature, qui contenait six petites cloches venait d’être installé, sur la faîtière du chœur. Au contraire, le beffroi contenu dans le clocher vieux datait vraisemblablement du XIIe siècle. On possède un dessin réalisé avant l’incendie de 1836, publié en gravure par Viollet-le-Duc, qui était datable du XIVe siècle.

(4) Sans doute les grosses cloches font elles allusions à celles contenues dans le clocher neuf, construit en bois.

(5) Le texte finit – ce qui n’est sans doute pas un hasard – par renvoyer la responsabilité des opérations à venir sur le maître d’œuvre et les maîtres jurés de Chartres.