En 1316, plusieurs maîtres d’œuvre expérimentés, à la demande du chapitre de la cathédrale, sont appelés sur le chantier de Chartres. Ils viennent de Paris. Des incidents graves viennent de se produire, tandis que l’édifice est achevé depuis soixante-quinze ans à peine. Au descriptif des ‘désordres’ constatés, on comprend facilement que les chanoines prirent peur et qu’ils décidèrent de s’entourer des meilleurs avis, craignant que la situation n’évolue défavorablement. En réalité, les défauts structurels (rares) que l’on connaît aujourd’hui s’étaient donc manifestés dans les décennies qui ont suivi l’édification de la cathédrale gothique.

Reste un document extraordinaire, parce qu’il analyse tous les ‘points faibles’ de l’édifice. Par ailleurs, il nous ‘plonge’ dans la réalité d’un chantier médiéval, au niveau décisionnel : les discussions entre spécialistes, les observations in situ, les comptes-rendus de visite, dont les termes – qui semblent au premier abord assez naïfs – reposent en réalité sur un coup d’œil immédiat, d’une rare technicité. Nous publions ce texte issu des archives du chapitre, une première depuis 1900, lorsqu’il était paru dans les annales du Congrès archéologique de France. On n’avait pas compris jusqu’à aujourd’hui à quoi faisaient références certains passages du document, ce qu’ont toutefois permis les derniers travaux de rénovation. Plusieurs commentaires sont donc totalement inédits.

Extrait en date du 6 septembre 1316 (1) :
« Item, dicta die, viri venerabiles et discreti, domini et magistri R. cancellarius, R. de Hanesiis, P. de Condeto et J. de Reate (2), canonici Carnotenses, deputati sunt, ex parte capituli, ad videndum defectus existentes (3) in ecclesia et circa ecclesiam Carnotensem, unacum magistris Nicolao de Chaumes, magistro operis régis Francorum, magistro Petro de Chielle, magistro fabrice ecclesie B. Marie Parisiensis, et magistro Jacobo de Lonjumel, magistro carpentario et jurato de Paris ». (4)

« Aussi, (5) ce jour, les éminents et vénérables maîtres et seigneurs, R. chancelier, R. ‘de Hanessiis’, P. ‘de Condeto’ et J. ‘de Reate’, chanoines de Chartres, sont députés, de la part du chapitre, pour voir les défauts existants dans et autour l’église de Chartres, accompagnés de maître Nicolas de Chaumes, maître de l’œuvre du roi de France, maître pierre de Chelles, maître de la fabrique de l’église de la bienheureuse Marie [Notre dame] de Paris et maître Jacques de Longjumeau, maître charpentier et juré de Paris ».

(1) Bibl. de Chartres, ms. 7 A, n° 1007.

(2) Le chanoine J. de Reate était originaire de Rieti, en Italie : ce n’est pas le seul exemple, au Moyen Âge, d’un clerc italien faisant partie du Chapitre de Chartres. Il se peut que maître J. de Reate ait été fort au courant des choses d’architecture ; nous verrons qu’il fut adjoint aux experts pour les accompagner dans leur visite.

(3) Si les chanoines mentionnés décident d’élargir l’expertise, les ‘défauts existants’ qui les ont alarmés tiennent sûrement au désordre de la croisée du transept. Ils sont évidemment les plus spectaculaires et les plus inquiétants.
[Voir plus loin]

(4) « Parmi les occupations multiples qui incombaient aux architectes du Moyen Âge, celles d’experts leur étaient souvent confiées. Les fabriques des cathédrales, par exemple, les fonctionnaires royaux ou seigneuriaux, préposés à la garde et à l’entretien de monuments, faisaient appel maintes fois à des constructeurs compétents pour opérer la visite d’édifices qui avaient besoin de réparations. Les experts se concertaient entre eux et ils rédigeaient des rapports, où ils indiquaient le genre de travaux à exécuter, suivant le degré d’urgence et les précautions à prendre, soit pour éviter des malfaçons, soit pour prévenir des accidents.
Il existe un certain nombre d’actes d’expertise pour les XIVe et XVe siècles; mais ceux qui se rapportent aux premières années du XIVe siècle offrent un intérêt particulier à cause de leur ancienneté.
Le texte mentionne d’éminents praticiens de l’Île-de-France, qui avaient fait leurs preuves depuis longtemps et dont le savoir et l’expérience étaient irrécusables. » [d’après Mortet – introduction du texte publié lors du congrès archéologique de 1900, à Chartres].

(5) le texte étant visiblement ‘pensé’ en français, nous avons choisi d’en faire une traduction volontairement très proche du texte original.

 

Les experts appelés de Paris pour rendre le service qui leur était demandé, furent dédommagés de leur peine par le Chapitre de Chartres, au moyen d’une somme de soixante livres parisis plus celle de dix sous accordée à chacun des valets qui les accompagnaient.
C’est ce que nous apprend un autre extrait :
« Anno (1) Domini M CCC° decimo sexto, die jovis post festum Nativitatis B. Marie Virginis, presentibus viris venerabilibus et discretis dominis et magistris Th. decano, G. Arresnardi, gerente se pro archidiacono Dunensi, Egidio, archidiacono Vindocinensi, R. cancellario, Stephano de Borreto, P. de Ruppeforti, vicecomite, P. de Chambliaco, Philippo de Planciaco, R. de Hanesiis, Conraldo, P. de Scronis, P. de Fusiaco, L. de Chambliaco, P. de Condeto, Galgano, Egidio de Cheseyo, Guillelmo Choleti, G. de Granchia, J. de Reate, canonicis Carnotensibus , ordinatum fuit et concordatum quod dentur et distribuantur pecuniis (2) fabrice ecclesie Carnotensis, tam pro pena, laboribus suis, quam curialitatis gracia sibi factis, quam pro expensis suis factis et faciendis, providis viris magistris Petro Chielle, magistro civitatis et suburbii Parisiensis, Nicolao de Chaumes, magistro fabrice seu operis regis, Jacobo de Longo Jumelli, magistro carpentario Parisiensi, conjunctim, sexaginta libras Parisienses ; item, cuilibet valletorum suorum X, sol. »

« L’an 1316, jeudi après la fête de la nativité de la Vierge, étant présents les vénérables et éminents seigneurs, maîtres Thibaut, doyen, G. Arresnard, agissant pour l’archidiacre de dunois, Gilles, archidiacre de Vendôme, R., chancelier, Etienne ‘ de Borreto’, P. de Rochefort, vicomte (3), P. ‘de Chambliaco’, Philippe ‘de Planciaco’, R. ‘ de Hanesiis’, Conrad, P. ‘de Scronis’, P. ‘de Fusiaco’, L. ‘de Chambliaco’, P. ‘de Condeto’, Gargan, Gilles ‘de Cheseyo’, Guillaume Cholet, G. ‘de Granchia’, J. ‘de Reate’, chanoines de Chartres, il a été accordé et décidé, tant pour leurs travaux et leur peine que pour l’enquête qu’ils ont effectué et pour les dépenses qu’ils ont faites et qui restent à faire, [qu’il seraient rémunérés] ensemble soixante livres de Paris : maîtres respectés Pierre de Chelles, maître de la ville et des faubourgs de Paris, Nicolas de Chaumes, maître de la fabrique autrement dit de l’oeuvre du roi, Jacques de Longjumeau, maître charpentier de Paris. Aussi, à chacun de leurs valets, dix sous.

(1) Lecocq, Mémoires de la Société archéologique, Tome 6.

(2) En 1372, à Troyes, les comptes de la cathédrale relatent une gratification de ce genre « Pro curialitate facta lathomis ecclesie et aliis operariis, qui de nocte in sabbato post festum Assumptionis B. Marie Virginis retinuerunt fossam novi pillerii, V sol ».
(J. Quicherat : Not. sur des reg. de l’Œuvre de la cath. de Troyes, p. 199). Cf. Bibl. de l’Ec. des Chartes, XXIII, p. 234 : « Pour courtoisie faite aux d. maçons pour asseoir la clef dessus l’uysserie à l’antrée dou cuer ».

(3) Que vient faire le pouvoir laïc dans cette affaire ? Sans doute faut-il plutôt entendre vidame.

Prochaine partie : le rapport d’expertise