par Félicité Schuler-Lagier, Interprète-conférencière au Centre international du Vitrail
avec l’aimable autorisation de Chartres Sanctuaire du Monde

(suite et fin)

Trois métiers illicites : Les taverniers

Quoique le vin réjouisse le cœur et soit utilisé dans la liturgie, formant avec le pain la matière de l’eucharistie, le vin débité dans les Tavernes est l’antithèse même du vin eucharistique, transformé par la consécration, en sang précieux du Christ.

Fig. 15 : Saint Lubin vient de consacrer le pain et le vin, le diacre, à droite, lui tend le chalumeau eucharistique, la fistula, petit tube creux en or ou en argent, dont on se servit autrefois pour communier au vin eucharistique, détail baie 45.

Fig. 16 : Le chalumeau eucharistique, attesté dès le 6e siècle, est très rarement représenté dans l’iconographie médiévale. Il comporte parfois une petite poignée (angulus), qui permettait au communiant de le saisir plus facilement. On plongeait le gros bout, ici en bas, dans le liquide précieux, pendant que l’autre était tenu dans la bouche, détail baie 45.

Les tavernes au Moyen Âge s’appellent hostel en ajoutant le nom de l’enseigne ou du tavernier. Le mot taverne n’est mentionné que dans les sources religieuses qui présentent la taverne comme le lieu de tous les péchés. Depuis l’antiquité, le mot taberna, à connotation péjorative, s’oppose à l’hospitium, qui offre l’hospitalité gratuite. Tous les conciles depuis le Haut Moyen Âge interdisent aux prêtres la fréquentation des tavernes, qui, par ailleurs, et saint Louis s’en plaint, détournent les fidèles de la messe. Ce sont par excellence des lieux de perdition : les péchés de la taverne, liés à l’ivresse avant tout, relèvent du péché capital de la gourmandise. En ne mélangeant pas son vin avec de l’eau, on va à l’encontre de la vertu de la Tempérance. Les buveurs gaspillent leurs gains et dépensent leur salaire, ils sont accusés de s’adonner aux jeux de hasard, pour boire à nouveau, ils s’endettent toujours plus au point d’affamer femme et enfants. L’ivresse génère encore les péchés de paroles, qui vont des chansons aux propos obscènes, provoquant l’adultère, jusqu’à l’ivresse coléreuse entraînant injures, blasphèmes, coups et violences, parfois même un homicide. L’ivresse enfin fait somnoler les piliers de tavernes qui ne peuvent plus se mouvoir et aller au travail, se rendant ainsi coupables d’oisiveté.

Fig. 17 : La femme d’un tavernier, habillée de jaune, couleur infamante, tient fermement de ses deux mains un gros sac d’argent. Taverniers, hommes ou femmes, sont diabolisés, car ils poussent à la consommation et n’hésitent pas à confisquer les vêtements des buveurs qu’ils jettent nus à la rue, détail baie 45.

Les taverniers, eux, n’arrangent pas leur cas en poussant à la consommation en proposant à la clientèle de préférence du hareng salé, car il donne toujours soif.

Fig. 18 : Un étudiant, pilier de la taverne. Un poème latin attribué à Pierre de Blois (1135-1212) « Quand nous sommes à la taverne », montre les étudiants, accusés d’avoir élu domicile à la taverne, ouvrant grande leur «gueule gourmande» (de gula qui donne goliard, mot qui sert à les désigner au 12e siècle) pour avaler le vin, plutôt que d’étudier la science divine, détail baie 45.

Les tavernes pullulaient au Moyen Âge, car certains de ces débits étaient temporaires, les ordres religieux et les particuliers ne les tenaient que le temps d’écouler leurs surplus. Il suffisait alors de suspendre au-dessus de sa porte un cerceau sur un bâton pour les tavernes temporaires, et de faire annoncer par l’un des nombreux crieurs de la ville le vin mis en vente, sa qualité et son prix.

Fig. 19 : La taverne, la porte bleue (signifiant un lieu de perdition) grande ouverte, avec son enseigne indiquant le débit de boisson, le cerceau de tonneau en bois ou cerceau fait de feuillage, suspendu sur un bâton, détail baie 45.

Les groupements de métiers furent désignés par le terme de confrérie (confraternitas), car c’étaient avant tout des sociétés à couleur religieuse, de secours mutuels, spirituels et temporels. Le jour de la fête du saint protecteur avait lieu une grand-messe, un sermon, la distribution du pain bénit et une procession où se portaient les étendards de l’association. Un banquet obligatoire réunissait tous les associés. Parfois, des orgies accompagnaient ces banquets annuels, attirant régulièrement des sanctions.

À Chartres, les taverniers tenaient leur office de la main de Thibaud de Blois, quatrième comte de Chartres. Un acte des plus curieux nous montre le comte Thibaud de Blois, avant de partir pour la seconde croisade, en 1147, demandant aux taverniers de renoncer à leur repas de corps annuel où les lois de tempérances n’étaient guère observées, et de faire verser à la place 30 sous par leur chef, magister, maître du métier, à la léproserie du Grand-Beaulieu.

Fig. 20 : Le magister, maître de métier des crieurs de vin, vêtu du manteau garde-corps et coiffé du bonnet magistral, détail baie 45.

 

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Le langage des gestes dans les images médiévales

« On connaît l’homme au visage, et on discerne l’homme de sens aux traits de la physionomie. Le vêtement du corps, le rire des dents et la démarche de l’homme révèlent ce qu’il est. » (Sir 19,26-27)

Dans la société occidentale médiévale, l’expression du corps revêt une importance capitale et la maîtrise du corps était l’un des soucis majeurs de la civilisation chrétienne. Pour l’homme d’Église, il convient de contrôler parfaitement les gestes, toute attitude de complaisance envers soi-même est un péché grave. Le geste mesuré jusqu’à l’immobilité complète est le signe d’une ferme maîtrise des passions. Tels doivent être les gestes du clerc qui doit s’interdire d’évoquer un seul instant le jongleur dont la honteuse gesticulation trahit dans son incohérence, le désordre de l’âme et une nature corrompue par le péché.

Toutes sortes de mouvements déréglés et désordonnés sont propres aux représentations du diable et de ceux qui agissent sous son influence : les distorsions des membres de son corps, les pieds en mouvement, les bras au-dessus de la tête, la tête elle-même parfois littéralement renversée vers l’arrière, traduisent l’excès et la violence de l’action. Le silence étant considéré comme absolument indispensable au recueillement et à la régularité de la vie religieuse, seuls les méchants, malignantes, en général vêtus d’une tunique courte, sont représentés la bouche grande ouverte, qu’ils soient bourreaux, calomniateurs, traîtres ou mécréants.

Le croisement des bras, ou des jambes, qui est le plus souvent à interpréter en mauvaise part, indique un désordre, une contradiction entre la parole et la pensée ou encore la tricherie.

La position de la tête, de face en majesté, de trois quarts, ou de profil, ajoutée aux mouvements du corps, au vêtement court ou long, monochrome ou de plusieurs couleurs, ainsi qu’aux attributs, permet d’exprimer les dispositions ou transformations intérieures des personnages.

Article original publié dans la Lettre de Chartres Sanctuaire du Monde (décembre 2021)