Aux questions qui parviennent au rectorat de la cathédrale – surtout au travers des guides du Service des Visites – nous répondons parfois en images. Les sujets sont variés et mettent parfois en relief des aspects insoupçonnés de la cathédrale…

Dans une fenêtre de la cathédrale (114), on voit ce qui semble une partie d’échecs. Est-ce vraiment une représentation de ce jeu ? Trouve-t-on d’autres représentations des tournois d’échecs, datant du Moyen Âge, ailleurs en Europe ?

La fenêtre 114b (droite) se situe à l’entrée du chœur de la cathédrale de Chartres, du côté sud. Elle représente la Nativité et la Fuite en Égypte. La partie inférieure est consacrée, comme dans la totalité des fenêtres du chœur, aux donateurs du vitrail.
On y voit deux personnages, assis au sol, autour d’un échiquier de 64 cases, bleues et blanches, bordées d’un galon rouge. Celui de droite, vêtu d’un manteau doré, tend le doigt et pose la main droite à sa taille. Celui de gauche porte une petite bourse, où l’on imagine que sont les pièces du jeu.
L’inscription, sur deux lignes, a été déchiffrée depuis longtemps : VITREA COLINI DE CA[ME]RA REGIS : Verrière de Colin, de la chambre du roi.

Notre-Dame de Chartres, fenêtre 114b (droite) © fonds Gaud
détail © fonds Gaud

Cette figuration est l’une des plus curieuses de la cathédrale. D’abord, elle représenterait un homme en train de jouer. Pourtant, dans cette partie de la cathédrale, la tonalité n’est pas ludique. Elle est donnée par les grands chevaliers en armes qui occupent sept des huit roses supérieures. Ces chevaliers (ou leurs apparentés) se retrouvent au bas des lancettes dans une attitude de prière : agenouillés devant un autel. Ce défilé est donc à la fois guerrier et spirituel, l’un semblant appuyer l’autre. On a largement souligné dans plusieurs travaux récents que ce vaste ensemble était marqué par l’esprit de la croisade (1209-1126) contre les Albigeois : tous les donateurs y ont participé et/ou l’ont soutenu financièrement et diplomatiquement.

Deux pistes s’esquissaient depuis quelques décennies. Pour certains historiens, il ne faisait pas doute qu’on avait bien ici une représentation du jeu d’échecs : même si les pièces ne sont pas visibles, on peut supposer qu’elles sont contenues dans la bourse tenue par l’un des personnages. Peut- être, cette ‘disparition’ signifierait-elle symboliquement que tous (roi, cavaliers, fous, pions) sont égaux devant la mort. Nous devons à Sylvestre Jonquay, auteur d’un ouvrage récemment paru sur l’histoire des jeux, cette intéressante observation.
D’autres auteurs avaient envisagé une représentation d’un jeu de dés, sa forme la plus populaire au Moyen Âge – le dringuet – se jouant sur un damier. Ce divertissement ne semble pas correspondre à l’image : on y jouait soit avec un cornet, soit en lançant les dés à la main.

D’autres chercheurs avaient suggéré de donner à cette représentation une signification plus ‘administrative’. Avec raison, on a pu rappeler que la ‘chambre du roi’, dans la compréhension du mot que connait le XIIIe siècle, comprenait à la fois le service domestique du souverain mais également ses ‘bureaux’ : chancellerie et comptabilité. Or, le damier était un outil essentiel de travail, que plusieurs textes mentionnent. On sait que le mot ‘échiquier’ a d’ailleurs désigné dès le XIIIe siècle et encore aujourd’hui en Angleterre, cette chambre d’enregistrement et de vérification des comptes.

Colin était un inconnu de la ‘grande histoire’. Autour de lui, Louis de France, Ferdinand (ou Alphonse) de Castille, Robert (ou Pierre) de Courtenay, Thibaut VI de Blois, Simon et Amaury de Montfort, Étienne de Sancerre, Bouchard de Marly, sont des personnages documentés, dont les actions politiques et militaires ont marqué le royaume. Avec cet homme de second rang, nous étions réduits au silence des archives, malgré quelques tentatives peu convaincantes pour faire parler les apparitions du prénom dans les cartulaires du XIIIe siècle : Colin y est un prénom plutôt rare.

Notre sentiment était qu’un personnage assez important pour offrir une fenêtre ne pouvait pas rester entièrement extérieur aux archives. Restait à faire la liste des ‘Colinus’ fréquentant l’entourage du souverain et à enquêter sur leur possible lien au jeu d’échec.

Dans un ouvrage publié en 1690, « Traité des monnoyes de France », François le Blanc consacre un passage à l’utilisation au XIIIe siècle des ‘besants’, pièces frappées dans l’Empire d’Orient. À cette occasion, il cite quelques courts extraits épars d’un document de compte de la chambre du roi (1205) probablement détruit depuis lors. Les dépenses de chacun y sont fidèlement notées : Étienne ‘pour faire des anneaux’, Robert de Courtenay, le comte Pierre ‘pour présenter des offrandes à tous les saints quand notre seigneur le roi ira à saint Denis, 40 besants’ et Colin ‘pour un jeu d’échec, 24 besants’. Colinus pro ludo regis 24 byzant. « Ludum regis » est bien l’appellation médiévale la plus usitée pour le jeu d’échec. C’est une traduction du nom arabe, lui-même emprunté du persan : échec provient de shah – roi. Les amoureux des échecs savent d’ailleurs que ‘échec et mat’ viendrait de as shah mat : le roi est à découvert.

Cette découverte étonnante tranche entièrement en faveur du jeu d’échecs ! C’est une occasion rare de voir les archives écrites appuyer avec une telle précision l’iconographie des vitraux. Colin fréquente le roi ; il achète même pour son compte un jeu d’échec !
Dans un article publié dans les mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir (2017), nous avons eu l’occasion de discuter de la signification de ce jeu d’échec et des raisons probables de la présence de Colin auprès des grands féodaux. Précepteur du souverain ? Conseiller ? Peut-être s’agit-il d’un symbole du rôle stratégique exercé par les proches du souverain.

Cependant, cette figuration n’est pas unique. On le voit sur le ‘livre des jeux’ d’Alphonse X de Castille, dont l’exemplaire copié en 1283 est déposé à la bibliothèque de l’Escurial. L’une des pages décrit une partie entre chrétien et musulman, dans une tente militaire :

Livre des jeux d’Alphonse X de Castille (1283) – monastère de San Lorenzo del Escorial près de Madrid

On retrouve une représentation assez proche dans ‘L’histoire de la guerre sainte’ de Guillaume de Tyr, où plusieurs hommes sont rassemblés autour d’une partie d’échecs, tandis que d’autres assiègent une ville (vers 1300) :

Guillaume de Tyr, Histoire de la guerre sainte – nord de la France, XIVe siècle

On connaît au moins une quinzaine d’enluminures des XIIIe / XIVe siècles, auxquelles il faudrait ajouter quelques objets sculptés, notamment un beau couvercle de miroir, réalisé dans un atelier parisien et datable du premier quart du XIVe siècle :

Enluminure – deuxième tiers du XIIIe siècle
Valve de miroir en ivoire d’éléphant, datable du premier quart du XIVe siècle à Paris © Musée du Louvre, objets d’art, inv. OA 117

Le vitrail de Chartres semble être l’une des plus anciennes représentations ‘occidentale’ du jeu d’échecs.
Plus ancienne cependant est une mosaïque de Piacenza, en Italie, réalisée au XIe siècle :

Mosaïque de Piacenza (Italie), réalisée au XIe siècle, située dans le presbytère de la basilique de San Savino
‘Partita a scacchi a personaggi viventi’, (partie d’échecs vivante sur la Piazza degli Scacchi) à Marostica (Italie) © livinginvicenza.com