Andrew Tallon, professeur américain agrégé d’art médiéval au Vassar College (NY), historien de l’architecture, spécialiste de la représentation et de l’analyse architecturales par scanographie laser, décédé le 16 novembre 2018, avait réalisé un balayage laser de la cathédrale.
Nous vous proposons un extrait de l’ouvrage « Chartres Construire et restaurer la cathédrale XIe – XXIe s. » paru en 2014 aux Presses Universitaires du Septentrion, avec l’aimable autorisation de son épouse Marie Tallon-Daudruy et de Arnaud Timbert.

(…suite)

En 1967 également, J. Villette posait la question suivante : « Les arcs-boutants supérieurs de la cathédrale de Chartres sont-ils inutiles ? » Sa réponse, qui se lit comme un résumé de la plupart des informations présentées jusque-là, était négative, mais aussi surprenante. « Si un incendie se déclare, » écrivait J. Villette, « dans une charpente de taille considérable comme celles de nos cathédrales, et si par malheur les entraits sont atteints les premiers, rien n’empêche plus les deux versants de s’ouvrir en repoussant les murs gouttereaux (33). » Il notait que ces arcs-boutants supérieurs ont sûrement joué un rôle essentiel lors de l’incendie de 1836, mais qu’ils étaient « d’une utilité fort réduite en temps normal », ce qui rend cette idée un peu difficile à accepter, bien que fascinante (34).

(33) – J. Villette, « Les arcs-boutants supérieurs de la cathédrale de Chartres sont-ils inutiles ? » Bulletin des sociétés archéologiques d’Eure-et-Loir, 25, 10, 1967, p. 174.

(34) – Ibidem, 1967, p. 174.

Au début des années 1970, l’ingénieur R. Mark a été l’initiateur d’un voyage passionnant mais finalement capricieux de deux décennies à travers une analyse structurelle moderne (35). Lui-même et son co-auteur, A. Borg, n’ont pas vu le travail de Y. Delaporte et semblent ne pas avoir lu J. Villette avec soin : leur article de 1973 est présenté comme si la question, à savoir si oui ou non les arcs-boutants avaient été ajoutés au moment de l’expertise, était encore ouverte. Déduire d’un modèle photoélastique assez imprécis (fig. 10) que le système de contrebutement de Chartres était « lourd et même maladroit (36) », et que la rangée supérieure des arcs-boutants n’a pas pleinement allégé les zones de tension introduites dans le modèle par des hypothétiques poussées du vent, n’était pas particulièrement constructif (37).

(35) – A. Borg et R. Mark, « Chartres Cathedral: A Reinterpretation of its Structure », Art Bulletin, 55, 1973, p. 367. R. Mark avait entrepris une étude précédente de Chartres : Th. M. Rauch, Jr. et R. Mark, « Model Study of Buttressing the Piers in Chartres Cathedral », Gesta, 6, 1967, p. 21-24. Une étude de Chartres moins connue, utilisant la méthode des éléments finis, avec des résultats tout aussi peu concluant, a été entreprise par L. Kübler, « Computeranalyse der Statik zweier gotischer Kathedralen », Architectura, 2, 1974, p. 97-111. Voir aussi R. Mark, op. cit., 1982, p. 34-41.

(36) – R. Mark et W. Clark, op. cit., 1984, p. 183 ; R. Mark, Light, Wind and Structure: the Mystery of the Master Builders, Cambridge, Mass., 1990, p. 112-113. Voir aussi A. Borg et R. Mark, op. cit., 1973, p. 371 et 372.

(37) – J. van der Meulen et al., op. cit., 1989, p. 675.

Fig. 10 : Chartres, cathédrale. Maquette photoélastique de la nef. Robert Mark, Experiments in Gothic Structure, Cambridge, Mass., 1982, pl. 2

Une partie du bâtiment, visible dans la coupe transversale (fig. 5), doit être examinée dans le contexte de cette évaluation négative : le soi-disant « mur boutant » construit dans les combles des bas-côtés de la nef et du chœur. Accepter cette désignation de « mur boutant » c’est être confronté avec un autre phénomène factice du rationalisme structurel : un élément en pierre aligné derrière les retombées des voûtes n’aurait pu être conçu que pour contrebuter. Dans le récit structurel standard du gothique, dans lequel l’arc-boutant évolue du mur boutant triangulaire caché sous les combles des bas-côtés, comme à Saint-Martin-des-Champs – une lecture erronée encouragée par l’accès privilégié mais parfois trompeur donné par la coupe transversale – le mur sous combles de Chartres ne pourrait être qu’un vestige, un signe évident d’une incompétence structurelle (ou d’une peur démesurée d’effondrement) de son architecte (38). Il était logique, dans ce contexte, que R. Mark et W. Clark aient désigné ces murs comme étant « non nécessaires (39) ». Non nécessaires en fait, du point de vue du contrebutement de la voûte principale, mais pas pour un raidissement latéral, pour le support de la toiture, ni pour le maintien d’une indépendance structurel du système boutant du mur gouttereau (40).

(38) – A. Tallon, The Structure of Gothic, en cours de préparation.

(39) – R. Mark et W. Clark, op. cit., 1984, p. 183.

(40) – En plaçant les pannes sur des murs porteurs, les chevrons de la charpente ne reposaient pas sur le mur gouttereau ; toute poussée horizontale était normalisée vers une charge verticale, ce que la construction gothique était parfaitement en mesure de supporter. J. Fitchen, The Construction of Gothic Cathedrals, Chicago, 1961, p. 50-51.

Ce dernier point demande davantage d’explications : loin d’être incompétent, le maître de Chartres a élaboré un système astucieux – bien que lourd – permettant de s’occuper d’un problème commun aux bâtiments maintenus par des arcs-boutants. Un arc-boutant délivre une poussée au mur gouttereau qui résulte de son propre poids et au degré selon lequel il s’appuie contre ce mur – une force non-négligeable, surtout lorsque l’arc-boutant a été construit avant les voûtes (41). À Chartres, cette poussée est maîtrisée, car les têtes de l’ensemble du système boutant sont portées en-dessous, en partie par ce mur triangulaire.
R. Mark et A. Borg, en revanche, ont mis en avant deux points essentiels sans rapport avec l’analyse structurelle. Premièrement, puisque l’expertise de 1316 se réfère aux arcs-boutants « qui espaulent les voustes », il est clair qu’une distinction fonctionnelle avait été faite : ceux qui avaient besoin d’un rejointoiement ont été construits pour une autre raison, qui, il est prudent de le supposer, était liée à la poussée du vent de la toiture (42). Deuxièmement, parce que l’interruption régulière de la coursière à la base du grand toit par des balconnets (fig. 6), soutenus par une série de colonnettes engagées alternativement cylindriques et octogonales, semble une construction improbable en soi, ils ont fait valoir qu’un certain type d’arc-boutant avait été prévu, bien que sa forme précise n’avait été décidée que plus tard (43).
J. James, dans son œuvre controversée de 1981, a précisé le débat sur ce point : il y a un bloc juste en dessous de la bande florale de la corniche qui a été clairement conçu pour accueillir une simple assise d’arc-boutant (fig. 11) (44).

(41) – Les voûtes ne peuvent précéder les arcs-boutants, mais les arcs-boutants peuvent précéder les voûtes. Stephen Murray, par exemple, dans son livre sur la cathédrale de Troyes, a documenté une discussion entre le constructeur Jehançon Garnache et ses ouvriers, et une délibération entre l’évêque et le chapitre entreprise en 1494 pour décider dans quel ordre l’arc-boutant et la voûte devraient être installés dans la nef. L’arc-boutant est construit en premier. S. Murray, Building Troyes Cathedral: the Late Gothic Campaigns, Bloomington, 1987, p. 78-79.

(42) – A. Borg et R. Mark, op. cit., 1973, p. 368, n. 12.

(43) – Ibidem, 1973, p. 367-8.

(44) – J. James, The contractors of Chartres, Wyong, 1981, p. 475. Le texte de James a été traduit en français par Dominique Maunoury dans une prose plus élégante que l’original : J. James, Chartres, les constructeurs, Chartres, 3 vol., 1977-1982. L’hypothèse de J. James d’une construction stratigraphique par de multiples maîtres n’a pas fait l’unanimité, voir : S. Murray, « Chartres les constructeurs [review] », Journal of the Society of Architectural Historians, 38, 1979, p. 279-281 ; J. van der Meulen et al., op.

Fig. 11 : Chartres, cathédrale. Détail de la tête d’un arc-boutant supérieur du flanc sud de la nef © A. Tallon

Que le rampant de l’arc-boutant actuel s’impose au milieu de cette bande florale suggère soit que l’arc-boutant prévu à l’origine était de plus petite taille, même peut-être sans rampant, comme dans les arcs-boutants des parties est de la cathédrale de Canterbury, soit qu’il n’avait pas été clairement pensé quand la corniche a été construite. J. James a observé en outre que construire un ensemble entièrement nouveau et imprévu d’arcs-boutants supérieurs dans la nef aurait été très coûteux, étant donné que des cintres et les échafaudages auraient dû être redéployés (45).

(45) – J. James, op. cit., 1981, p. 476.

Qu’en est-il de cette curieuse masse pyramidale à partir de laquelle jaillissent les arcs-boutants supérieurs (fig. 6) ? Jusqu’à présent, les chercheurs ont unanimement déclaré que l’arc-boutant avait été inséré – montrant néanmoins des variations quant au temps écoulé avant cette insertion. Et pourtant, il n’y a rien sur le plan archéologique qui suggère de manière irréfutable que l’ensemble n’était pas destiné à être tel qu’il est – même si la transition entre la culée et l’arc-boutant semble manquée à l’élégance du système inférieur. Le désir de trouver des preuves d’une adjonction postérieure a tout à voir ici avec la puissance de l’image publiée par Viollet-le-Duc.

 

Résumons les faits : il est clair que ces arcs-boutants supérieurs ont été anticipés au niveau de la corniche du mur gouttereau, mais avec une forme différente. Il semble que nous sommes, comme dans le chœur, confronté avec la preuve d’un désir d’accroître la vitesse de construction. Une forme d’arc-boutant plus en harmonie avec le système inférieur aurait pu être abandonnée, trop coûteux ou chronophage dans la campagne de construction rapide de la nef. La forme actuelle très simple, indiquant un apparent retour au modernisme des arcs-boutants de la deuxième moitié du XIIe siècle, était produite rapidement et par une nouvelle équipe : la présence de marques lapidaires, inexistantes sur les arcs inférieurs, en témoigne (46). Le temps passé entre ce changement de conception et l’exécution des nouveaux arcs-boutants est impossible à établir dans l’état de nos connaissances, mais il n’a pu être très long.

(46) – Nous sommes reconnaissant à Arnaud Timbert de nous avoir indiqué la présence de ces marques.

Il pourrait aussi être argumenté qu’une série originelle d’arcs-boutants plus appropriée au point de butée prévue sur la corniche, ait été remplacée par celle présente aujourd’hui. Néanmoins, cette explication est moins plausible pour deux raisons : le coût d’érection de nouveaux cintres, un point évoqué ci-dessus par J. James ; et, surtout, une absence complète de faiblesse dans les parties hautes du bâtiment (infirmant toute raison évidente pour cet éventuel remplacement), un argument avancé par J. Villette (47). En outre, ce remplacement aurait dû avoir lieu avant 1316 et même bien avant, étant donné que les arcs-boutants supérieurs semblent avoir été imités dans certaines églises contemporaines des alentours, Bonneval par exemple, comme L. Grodecki l’écrivait en 1958 (cf. infra).

(47) – J. Villette, op. cit., 1967, p. 170.


Nous devons maintenant revenir à notre objectif initial : comprendre la structure de Chartres comme la somme d’un ensemble complexe de forces, à la fois structurelles et esthétiques (fig. 12). L’extérieur de la cathédrale a été conçu pour afficher un travail structurel, pour marquer l’esprit, comme l’a dit J. Bony, par « un motif nécessaire et surhumain de forces ordonnées » (48). La masse de la cathédrale n’est pas le résultat d’une peur de l’échec structurel, mais plutôt celui d’un désir de surpasser l’existant, pour atteindre le sublime par le biais d’une échelle colossale (49). Pourtant, le système structurel doit être placé dans un autre contexte essentiel : celui des leçons apprises par les constructeurs gothiques au cours du demi-siècle précédent sur la déformation et le mouvement hors d’aplomb des membres verticaux sous l’action des poussées latérales incontrôlées des voûtes (50).

(48) – J. Bony, French Gothic Architecture of the 12th and 13th Centuries, Berkeley, 1983, p. 233. Voir aussi J. H. Acland, Medieval Structure: The Gothic Vault, Toronto, 1972, p. 97.

(49) – R. Branner, Chartres Cathedral, New York, 1969, p. 84-85.

(50) – A. Tallon, « An Architecture of Perfection », Journal of the Society of Architectural Historians, 73, n° 4, 2013, 530-554.

Fig. 12 : Chartres, cathédrale. Vue axonométrique d’une travée complète de la nef. Relevé laser, juin 2011 © A. Tallon

Comme indiqué par la coupe transversale (fig. 13) – qui est identique à toutes les autres coupes – le bâtiment s’est à peine déplacé, grâce à un système structurel exceptionnel. De plus, en addition aux parties déjà examinées, le bâtiment comporte un élément invisible dans une coupe transversale : une série d’agrafes de fer placée en travers de l’extrados des doubleaux des voûtes des bas-côtés (51). Celle-ci témoigne d’un système esthétique rectilinéaire dans lequel une valeur considérable a été placée. D’un certain point de vue les résultats du relevé laser, bien que visuellement extraordinaire, sont décevants : il n’y a rien de structurellement « mauvais » dans ce bâtiment. Pourtant, le manque de mouvement en dit long. Les bâtisseurs de la cathédrale de Chartres étaient engagés dans une bataille rangée pour maintenir l’intégrité d’un système d’illusionnisme structurel gothique, bataille contre l’ennemi principal : le fléchissement. Et ils en sortirent victorieux.

(51) – Voir, dans le présent volume, la contribution de É. Lefebvre et de M. L’Héritier.

Fig. 13 : Chartres, cathédrale. Coupe transversale de la nef avec lignes verticales indiquant l’aplomb. Relevé laser, juin 2011 © A. Tallon