Andrew Tallon, professeur américain agrégé d’art médiéval au Vassar College (NY), historien de l’architecture, spécialiste de la représentation et de l’analyse architecturales par scanographie laser, décédé le 16 novembre 2018, avait réalisé un balayage laser de la cathédrale.
Nous vous proposons un extrait de l’ouvrage « Chartres Construire et restaurer la cathédrale XIe – XXIe s. » paru en 2014 aux Presses Universitaires du Septentrion, avec l’aimable autorisation de son épouse Marie Tallon-Daudruy et de Arnaud Timbert.

(…suite)

Une autre piste apparaît au même moment dans la discussion. Elle semble avoir été introduite quelques années auparavant par R. de Lasteyrie : il y avait à Chartres « […] pour la première fois l’emploi logique de l’arc-boutant, prévu dès la plantation de l’édifice, avec toutes les conséquences qui en découlent (16). » Ceci a été écrit au cœur de la période la plus intense de la négation de l’usage précoce et généralisé de l’arc-boutant, négation menée par E. Lefèvre-Pontalis et suivie presque religieusement par l’ensemble de la corporation. Pour les chercheurs, Chartres était le seul point de référence sûr dans un paysage confus fait de rénovations et d’expériences (17). Il aurait été plus approprié de remplacer le mot « logique » par « esthétique » ; les arcs-boutants de Chartres niaient, par l’historicisme d’une roue à rayons mise en résonance avec la grande rose de la façade ouest, le modernisme de la première grande vague d’arcs-boutants érigés à Sens ou à Notre-Dame de Paris (18). Et ils confirmaient un changement esthétique profond qui devenait rapidement une des marques du style gothique. Non pas comme une expression ouverte des forces en jeu, la « squeletisation » de la structure – une idée issue d’une époque plus tardive – mais plutôt comme l’obscuration de l’espace extérieur, comme la transformation d’une enveloppe jusqu’à présent sans relief vers une étendue d’ombres et de lumières en perpétuel mouvement.
Subsistent encore en coulisses les arcs-boutants supérieurs, apparemment pensés après-coup, qui volaient au visage d’un système esthétique soigneusement orchestré pour proclamer la puissance structurelle de l’édifice (fig. 6).

(16) – R. de Lasteyrie, L’architecture religieuse en France à l’époque gothique, Paris, vol. 1, 1926, p. 368. La phrase a souvent été reprise par les chercheurs.

(17) – E. Lefèvre-Pontalis, « L’origine des arcs-boutants », Congrès archéologique de France, Paris, 1919, 82, 1920, p. 367-396.

(18) – Sur les arcs-boutants de la cathédrale de Sens, voir J. Henriet, « La cathédrale de Sens : le parti du premier maître et les campagnes du XIIe siècle », Bulletin monumental, 140, 1982, p. 81-174. Pour ceux de la cathédrale de Paris : A. Tallon, « Archéologie spatiale : le bâtiment gothique relevé (et révélé) par laser », Architecture et sculpture gothiques : renouvellement des méthodes et des regards, Actes du colloque de Noyon, 19-20 juin 2009, dir. S. D. Daussy et A. Timbert, Rennes, 2012, p. 63-75 ; et D. Sandron et A. Tallon, Notre-Dame de Paris, Paris, 2013, p. 36-43.

Fig. 6 : Chartres, cathédrale. Flanc sud de la nef © A. Tallon

Que pourrait être leur raison d’être ? Dans sa réédition du Lehrbuch der gotischen Konstruktionen de Georg Ungewitter, Karl Mohrmann a suggéré pour la première fois que le niveau supérieur des arcs-boutants des édifices gothiques, qui n’étaient manifestement pas destinés à recevoir la poussée des voûtes étant donné qu’ils étaient placés trop haut, étaient en fait destinés à fonctionner comme des étais contre la charge du vent transmise à la structure par le toit (19). En 1944, K. Conant reprend cet argument au profit de Chartres (20).

(19) – G. Ungewitter, Lehrbuch der gotischen Konstruktionen, éd. K. Mohrmann, 3e éd., Leipzig, 1890, vol. 1, p. 166. Voir aussi la quatrième édition du même (1901), vol. 1, p. 172-73. L’idée a été reprise par M. Hasak, Der Kirchenbau des Mittelalters, 2e éd., Leipzig, 1913, p. 191, et par G. Rosenberg, « The Functional Aspects of the Gothic Style, Part I », Journal of the Royal Institute of British Architects, 3e série, 43, 6, 1936, p. 282-83.

(20) – K. Conant, « Observations on the Vaulting Problems of the Period 1088-1211 », Gazette des Beaux-Arts, 6e série, 26, 1944, p. 133-34. K. Conant ne fait pas référence au travail de Mohrmann, Hasak, ou Rosenberg. Voir aussi J. Maunoury, Chartres, the Cathedral and the City, Paris, 1950, p. 42, qui ne semble non plus avoir eu connaissance des publications de ses prédécesseurs sur la fonction de l’arc-boutant supérieur. J. Fitchen, « A comment on the function of the upper flying buttress in French Gothic architecture », Gazette des Beaux-Arts, 45, 1955, p. 75, reprend l’idée.

Ce fut certainement une réponse satisfaisante, mais qui posait une autre question : quand avaient-ils été installés ? M. Aubert a fait valoir en 1950 qu’ils avaient été mis en place non pas a posteriori, mais bien au cours de la construction, sans être plus précis (21). Louis Grodecki a réitéré cette idée après un examen attentif des arcs-boutants de la nef et du chœur en 1958 (22). Il a en outre constaté des citations de la forme des arcs-boutants supérieurs de Chartres sur des bâtiments contemporains – par exemple à Saint-Laumer de Blois – ne pouvant que signifier qu’ils avaient été mis en place assez tôt durant les campagnes de construction de la cathédrale (23). Grodecki introduit par ailleurs dans le débat les arcs-boutants du transept (fig. 7), qu’il considérait être des prototypes dépouillés, des expériences préfigurant les arcs du chœur dont la forme semblait indiquer un court laps de temps entre la nef et le chœur (24). Il a conclu que les arcs-boutants du chœur étaient des versions simplifiées et allégées de ceux de la nef, une transformation conduite par un impératif structurel : le système de contrebutement, parce qu’il devait traverser à la fois le déambulatoire et les chapelles rayonnantes, tout en étant uniquement soutenu par une culée intermédiaire posée au-dessus d’une des colonnes du déambulatoire, ne pouvait pas être aussi lourd que le système déployé dans la nef (25).

(21) – M. Aubert, La cathédrale de Chartres, Paris, 1952, p. 14.

(22) – « C’est à l’époque de la construction seulement que l’on pouvait penser que la poussée des charpentes et de la couverture, et les efforts latéraux auxquels les exposait le vent, devaient être neutralisés par ces « volées hautes » sans rapport avec la structure des voûtes ». L. Grodecki, « Chronologie de la cathédrale de Chartres », Bulletin monumental, 116, 1958, p. 99 n. 1.

(23) – Ibidem, 1958 p. 99 n. 2.

(24) – Ibid., p. 100 n. 1 et 101-103. P. Frankl, « Reconsiderations on the Chronology of Chartres Cathedral », Art Bulletin 43, no. 1, 1961, p. 51-58, conclut, en réponse, que les arcs-boutants auraient seulement pu avoir été tous conçus en même temps. Aussi ne pouvaient-ils pas être utilisés pour évaluer la chronologie.

(25) – L. Grodecki, op. cit., 1958, p. 105.

Fig. 7 : Chartres, cathédrale. Arc-boutant du transept sud, face est © A. Tallon

L’argument a été affiné l’année suivante par le chanoine Delaporte, dans ce qui était peut-être la plus importante – mais pratiquement méconnue – contribution à cette question toujours plus complexe. Delaporte a proposé que l’architecte responsable de la création des arcs-boutants du transept fût en fait motivé par un désir d’harmoniser la nouvelle forme des arcs-boutants du chœur avec celle de ceux de la nef, afin que les éléments historicisants de cette dernière soient mêlés avec la forme épurée du chœur et se fondent l’un dans l’autre (26).

(26) – Y. Delaporte, « Remarques sur la chronologie de la cathédrale de Chartres », Bulletin de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, 21, 1959, p. 299-320. Pour aller plus loin sur l’expertise de 1316, voir J. van der Meulen, « Die Kathedrale im Verfall. Chartres und die Expertise von 1316 », Akten des XXV. Internationalen Kongresses für Kunstgeschichte, Wien, 4-10 septembre 1983, éd. Hermann Fillitz et Martina Pippal, Vienne, 1985, vol. 9, p. 53-64.

Un aspect essentiel, négligé jusqu’à présent dans la discussion – et encore aujourd’hui – est le fait que les arcs-boutants du chœur étaient également économiques, étant donné que leurs formes prismatiques étaient plus faciles à produire. L’apparente modernité de ces arcs-boutants pourrait donc d’avantage être liée à une question de rentabilité et de facilité de production (un facteur significatif étant donné la rapidité avec laquelle le bâtiment était érigé) plutôt qu’à une question de style – à une inconfortable « anticipation » chronologique du rayonnant, par exemple.

Delaporte a apporté deux autres contributions essentielles à la discussion : tout d’abord, il a fini par clarifier l’interprétation erronée de l’expertise de 1316. Les arcs-boutants supérieurs étaient présents lors de l’expertise et étaient simplement notifiés comme étant en mauvais état (27). Deuxièmement, il a cité un rapport inédit de pré-restauration de la partie supérieure du chœur faite par le chanoine Brou : « nous avons constaté, » écrit Brou, « que les dalles qui recouvrent l’arc-boutant supérieur font partie de la corniche dans toute l’abside et même pour le chœur… les arcs-boutants du pourtour du chœur remontaient à l’époque de la cathédrale parce qu’ils viennent buter dans les corbeilles (28). » En d’autres termes, les arcs-boutants, et par conséquent les tours qui les ancrent, ont été construits au même moment que les parties hautes du chœur et de l’hémicycle.

(27) – Y. Delaporte, op. cit., 1959, p. 303 n. 1. P. Frankl, The Gothic: Literary Sources and Interpretations Through Eight Centuries, Princeton, 1960, p. 58, emboîte le pas derrière Delaporte dans la réinterprétation du texte, fournissant la première traduction en anglais.

(28) – Y. Delaporte, op. cit., 1959, p. 304, n. 1.

En 1967, J. van der Meulen notait, entre autres observations, que la voûte principale était « sensiblement plus épaisse et plus lourde dans la nef ». Sa conclusion : il y a eu « une exécution cohérente des diverses parties jusqu’à la ligne de retombée des voûtes, suivie d’un rapide voûtement de la nef, mais d’un report de la construction des voûtes du chœur jusqu’à ce que, soit un changement de maître, soit d’autres circonstances (comme un lapse de temps) apportent un changement de goût et une amélioration de la technique (29). »

(29) – J. van der Meulen, « State of Research: Recent Literature on the Chronology of Chartres Cathedral », Art Bulletin 49, 2, 1967, p. 158.

Comme il s’avère, les voûtes ne sont pas d’une épaisseur égale – ce qui n’est pas surprenant pour une coque complexe en trois dimensions – et l’« épaisseur inusitée » de 40 cm décrite par Viollet-le-Duc est plus importante qu’il ne le pensait. Les données de la scanographie laser révèlent que les voûtes, à mi-chemin entre la clef et le mur gouttereau, ont à peu près 60 cm d’épaisseur dans la nef et 66 cm dans le chœur (la chape de béton coulée sur l’extrados après le grand feu de 1836 incluse) (30). Pour prendre un autre point arbitraire, à 4,7 mètres au sud de la clef de voûte, l’épaisseur dans la nef est de 55 cm et de 61 cm dans le chœur. Ce qui est intéressant ce n’est pas tant que les voûtes les plus épaisses (et donc plus lourdes) soient dans le chœur (fig. 9), malgré un système de contrebutement plus fin, mais plutôt qu’il y ait une différence entre les voûtes de la nef et celles du chœur. Ceci semble indiquer que van der Meulen, comme P. Kurmann, B. Kurmann-Schwarz et Cl. Lautier après lui, qui supposaient que les voûtes du chœur avaient été commencées quelques décennies plus tard, étaient sur la bonne piste (31). Il y a d’ailleurs une différence dans les retombées des voûtes (fig. 8) : dans la nef, le niveau de l’abaque du chapiteau haut est constant avec des variations par deux fois de l’ordre de 5 cm ; dans le chœur, les abaques sont implantés entre 20-25 cm plus bas que dans la nef. En ce qui concerne les clefs de voûte, leur élévation varie de +/- 10 cm dans l’ensemble de la nef et du chœur. Pourtant, il y a, entre ces deux espaces, peu de différence dans la courbe des nervures (fig. 9) : les voûtes des deux parties pourraient avoir été construites en utilisant les mêmes cintres. Une telle similitude géométrique semble conforter l’opinion selon laquelle les voûtes du chœur auraient été terminées peu après celles de la nef – avant 1221, date à laquelle les chanoines ont pu prendre possession de leurs stalles (32).

(30) – Sur cette question, voir dans le présent volume la contribution de A. Timbert, « L’incendie de 1836 et ses conséquences matérielles à l’usage des médiévistes. »

(31) – B. Kurmann-Schwarz et P. Kurmann, Chartres, la cathédrale, Saint-Leger-Vauban, 2001, p. 119-121 ; Cl. Lautier, « Restaurations récentes à la cathédrale de Chartres et nouvelles recherches », Bulletin monumental, 169, 1, 2011, p. 3-11.

(32) – Voir, dans le présent volume, les contributions de Michel Bouttier et Arnaud Ybert.

Fig. 8 : Chartres, cathédrale. Élévation intérieure nord. Relevé laser, juin 2011 © A. Tallon Les lignes horizontales correspondent aux niveaux suivants : a) clefs de la voûte haute ; b) retombées de la voûte haute ; c) base des fenêtres hautes ; d) base du triforium ; e) abaques de l’arcade principale ; f ) niveau du sol du chœur

Fig. 9 : Chartres, cathédrale. Superposition des nervures de la voûte principale de la nef et du chœur. Relevé laser, juin 2011. © A. Tallon En bleu, la nervure du chœur qui s’étend du pilier 5 (nord) au pilier 6 (sud) ; en rouge, celle de la nef qui s’étend du pilier 13 (nord) au pilier 14 (sud)

(…à suivre)