Andrew Tallon, professeur américain agrégé d’art médiéval au Vassar College (NY), historien de l’architecture, spécialiste de la représentation et de l’analyse architecturales par scanographie laser, décédé le 16 novembre 2018, avait réalisé un balayage laser de la cathédrale.
Nous vous proposons un extrait de l’ouvrage « Chartres Construire et restaurer la cathédrale XIe – XXIe s. » paru en 2014 aux Presses Universitaires du Septentrion, avec l’aimable autorisation de son épouse Marie Tallon-Daudruy et de Arnaud Timbert.

Le stigmate d’une sur-construction, d’une masse inutile, voire d’une certaine maladresse pèse toujours sur l’interprétation de la structure de la cathédrale de Chartres (1). Il est temps aujourd’hui de dépasser ces explications malheureuses et de réhabiliter la réception de la structure du bâtiment, à l’image d’autres facettes révélées au cours de ces dernières années.

(1) – Voir, en particulier, R. Mark et W. Clark, « Gothic Structural Experimentation », Scientific American, 251, 5, 1984, p. 176-185.

La structure de la cathédrale Chartres ne doit plus être envisagée, dans le cadre de comparaisons unilatérales, en faveur d’un éloge du premier maître de la cathédrale de Bourges (2), ni limitée à un indice chronologique pratique sinon trompeur au cœur d’un débat perdurant depuis plus d’une cinquantaine d’années. Elle ne doit pas plus être envisagée comme le produit d’une peur intense de l’échec face à un déploiement inédit de fenêtres hautes. Au contraire, la structure de la cathédrale de Chartres doit être vue dans le contexte d’un ensemble architectural : elle résulte à la fois d’un système précisément pensé, voire brillant, conçu non seulement pour résister parfaitement aux forces affaiblissantes du temps et de la gravité – ce que nous nous efforcerons de montrer à l’aide d’un relevé laser haute-définition entrepris en juin 2011 (fig. 1 et 2) – mais aussi d’une structure illusionniste, une évocation puissante de la sublime architecturale (3).

(2) –  R. Mark, Experiments in Gothic Structure, Cambridge, Mass., 1982, p. 34-49. Il fut en cela critiqué par J. James, « Review: Experiments in Gothic Structure », Speculum, 59, 3, 1984, p. 677-681. R. Mark, selon J. James, a envisagé Chartres comme si ses constructeurs ne savaient rien des arcs-boutants – pourtant le bâtiment, contrairement à beaucoup de ses contemporains, a mieux survécu les sept siècles derniers grâce à une structure robuste. J. James a par ailleurs protesté contre le fait que R. Mark a évoqué la sophistication structurelle de Bourges « […] comme s’il s’agissait d’une solution que tous les maçons médiévaux auraient du suivre. »

(3) –  Le relevé laser a été subventionné par la Fondation Andrew W. Mellon aux États-Unis dans le contexte du projet Mapping Gothic France (http://mappinggothic.org) mené avec le Prof. Stephen Murray, Columbia University. J’aimerais remercier les personnes suivantes pour leur aide : Nicole Griggs, Antoine Billault, Gilles Fresson, Benjamin Outrey, Josh Sakolsky, Patrice Calvel, Jean-Pierre Blin, Pascal Chauveau, Xavier Clarke de Dromantin, et toute l’équipe de la cathédrale.

Fig. 1 : Chartres, cathédrale. Vue générale. Relevé laser, juin 2011 © A. Tallon

Fig. 2 : Chartres, cathédrale. Plan au sol. del Destin Mc Murry et A. Tallon © A. Tallon

Bien qu’il soit tentant de plonger directement dans le matériel fourni par le relevé laser, nous commencerons par un état de la question sur la littérature concernant la structure de Chartres. Cela ne vient pas d’un désir de rigueur mais plutôt du fait que, comme Jan van der Meulen l’a noté il y a trente ans avec son acerbité caractéristique, les lacunes inhérentes à cette discussion sont importantes – les idées n’ont pas été bien transmises (4). Un regard critique sur cette littérature ainsi que l’apport des découvertes de ces dernières années en matière de structure gothique, en particulier l’arc-boutant, permet d’apprécier avec plus de finesse la cathédrale de Chartres.

(4) – J. van der Meulen, R. Hoyer et D. Cole, Chartres, Sources and Literary Interpretation: a Critical Bibliography, Boston, 1989, p. 33.

L’histoire commence avec Viollet-le-Duc, dont le compte-rendu structurel de la cathédrale de Chartres, même s’il n’était pas le premier, a été déterminant et influent (5). Il n’est pas exagéré d’affirmer que la teneur de la discussion qui s’est engagée tout au long du siècle suivant a été établie par ses mots, mais aussi par une étrange image, une vue du flanc de la nef de Chartres sur laquelle l’arc-boutant supérieur a été enlevé (fig. 3) (6).

(5) – E.-E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, t. 1, 1854, « arc-boutant », p. 60-83. En particulier : p. 65.

(6) – Pour comprendre le cheminement du dessinateur : F. Boudon, « Le réel et l’imaginaire chez Viollet-le-Duc : les figures du Dictionnaire de l’architecture », Revue de l’art, 1983, p. 95-114. Pour complément : A. Timbert, « Les illustrations du Dictionnaire raisonné : le cas de la cathédrale de Noyon et des églises de l’Oise », Viollet-le-Duc à Pierrefonds et dans l’Oise-Viollet-le-Duc at Pierrefonds and in the Oise region, Actes du colloque international, 6-7 juin 2007, dir. J.-P. Midant, Paris, 2008, p. 97-108.

Fig. 3 : Chartres, cathédrale. Vue hypothétique d’un arc boutant de la nef. E.-E. Viollet-le-Duc, «Arc-boutant », Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, vol. 1, 1854, p. 65, fig. 54

Dans la proposition de Viollet-le-Duc la culée se termine par ce qui était en apparence une improbable pyramide en gradins, témoignage tacite du fait qu’il pensait que l’arc-boutant sommital avait été ajouté a posteriori. Pour ne donner qu’un exemple de l’impact de cette image, nous retrouvons la culée « clonée » dans un dessin daté de 1887 réalisé par Victor Petitgrand, pour la reconstruction du système de contrebutement d’une église n’ayant aucun rapport avec Chartres, Saint-Vaast d’Angicourt (fig. 4) (7).

(7) – La coupe a été publiée dans : A. de Baudot, Églises de bourgs et villages, Paris, vol. 1, 1867, pl. 5, et dans A. de Baudot et A. Perrault-Dabot, Archives de la Commission des Monuments Historiques, série 2, vol. 1, 1898-1903, pl. 35.

Fig. 4 : Angicourt, église Saint-Vaast. Dessin d’une coupe hypothétique par Victor Petitgrand, 1887. Médiathèque de l’architecture et du Patrimoine : 82/60/9587

En ce qui concerne le texte qui accompagne son dessin, Viollet-le-Duc y évoque la « force remarquable » du bâtiment, dont les voûtes ont une « épaisseur inusitée (40 cm environ) » ce qui avait rendu nécessaire, étant donné la portée de « pas moins de 15 mètres d’ouverture, d’établir des butées énergétiques, bien assises… (8) ». Le rôle de l’arc-boutant supérieur n’a pas été spécifiquement abordé, sinon pour le chœur, afin de souligner son usage pour l’écoulement des eaux pluviales (9).

(8) – E.-E. Viollet-le-Duc, « Arc-boutant », op. cit., 1854, p. 65.

(9) – Ibidem, 1854, p. 71-72.

En 1900, Victor Mortet a fourni une explication à l’absence d’arc-boutant supérieur sur dessin de Viollet-le-Duc (10). Celle-ci est fondée sur une interprétation de l’expertise de 1316, durant laquelle un groupe de maçons, appelé pour évaluer l’état de la cathédrale, aurait envisagé une série d’arcs-boutants sommitaux. Or, ceux-ci s’avèrent être, lorsque le texte est correctement interprété, déjà en place et nécessitent tout simplement un rejointoiement. Mortet, toutefois, a écrit que « […] c’est donc à la suite de l’expertise de 1316 qu’on fut obligé d’ajouter au droit de chaque doubleau un arc-boutant supérieur, qui vient s’appuyer d’un côté sur le sommet primitif des culées et de l’autre sur la corniche de la nef (11). » Son analyse du texte est rapidement vulgarisée grâce à sa parution dans un petit livre publié en 1909 par René Merlet dans la série Petites monographies des grands édifices de la France (12).

(10) – V. Mortet, « L’expertise de la cathédrale de Chartres en 1316 », Congrès archéologique de France, Chartres, 1900, 67, 1901, p. 308-29.

(11) – Ibidem, p. 314 n. 2.

(12) – R. Merlet, La cathédrale de Chartres, Petites monographies des grands édifices de la France, Paris, 1909, p. 47. M. Jusselin, « La maîtrise de l’œuvre à Notre-Dame de Chartres : la fabrique, les ouvriers et les travaux du XIVe siècle », Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, 15, 1922, p. 233-347 (en particulier : p. 321 n. 3), fait plusieurs corrections du texte tel qu’il a été transcrit et traduit par Mortet, mais il n’a pas vu cette erreur fondamentale.

Le système boutant allait bientôt assumer un rôle prépondérant dans ce qui deviendrait une polémique, longue de plusieurs décennies, concernant la chronologie de la construction. E. Lefèvre-Pontalis a fait un premier pas en remarquant que les arcs-boutants du chœur paraissaient plus récents que ceux de la nef (fig. 5) (13).

(13) – E. Lefèvre-Pontalis, « Les architectes et la construction des cathédrales de Chartres », Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, 4, 1905, p. 113.

Fig. 5 : Chartres, cathédrale. Coupe transversale comparative à travers le choeur (à gauche) et la nef (à droite). Relevé laser, juin 2011 © A. Tallon

Une décennie plus tard, H. Kunze contra cette idée. Selon lui les arcs-boutants étaient trop « exceptionnels » pour permettre de juger de la chronologie du bâtiment, et a suggéré que l’ensemble du système de contrebutement du chœur pourrait bien avoir été reconstruit au XIVe siècle (14). L’échange de salves le plus intense eut lieu dans les années 1950, entre L. Grodecki et P. Frankl : le premier défendait l’idée d’une construction de la « nef en premier », le second la thèse opposée (15).

(14) – H. Kunze, Das Fassadenproblem der französischen Früh – und Hochgotik, Leipzig, 1912, p. 37.

(15) – L. Grodecki, « The Transept Portals of Chartres Cathedral: The Date of Their Construction According to Archaeological Data », Art Bulletin, 33, 3, 1951, p. 134-5, n. 18 ; P. Frankl, « The Chronology of Chartres Cathedral », Art Bulletin, 39, 1957, p. 34.

(…à suivre)