Georges Goyau, grand historien et essayiste, membre de l’académie française, était invité aux célébrations mariales de 1927 – convié à parler du rôle joué par Chartres dans la spiritualité mariale. « Il convient que l’histoire religieuse […] recherche et saisisse, huit et neuf siècles en arrière, l’influence des initiatives chartraines sur l’Église de France et sur la chrétienté. »
Il insistait à cette occasion sur le retentissement considérable des œuvres de Fulbert.
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Voilà bientôt neuf cents ans que Fulbert, évêque de Chartres, suivi par ses œuvres ou, pour mieux dire, précédé par elles, rendait à Dieu son âme ardente. Un de ses disciples, Sigon, prenait le Martyrologe de l’église chartraine et l’ouvrait, à la date du 10 avril, jour de la mort de Fulbert ; il y insérait en quelques vers l’éloge du défunt, « illustre lumière donnée par Dieu au monde ».
Puis en ce même endroit du livre, le miniaturiste André de Micy introduisait une somptueuse image. On y voyait un prêtre prêchant, avec deux diacres derrière lui : une de ses mains se levait, ébauchant ou achevant un geste oratoire ; l’autre main s’appuyant sur une crosse. Une inscription nommait le personnage, c’était Fulbert : « vingt et un ans et six mois, disait-elle, il fut le pasteur des brebis du Seigneur ».
Devant lui, un certain nombre de jeunes clercs, des bourgeois de la ville, en toilettes du dimanche, vêtus de tuniques richement coloriées ; des femmes, enfin, uniformément drapées dans de longs manteaux qui leur couvraient la tête, manteaux d’une couleur blanche tirant sur le bleu, et ces femmes ne se distinguaient entre elles que par l’opulence ou la sobriété des agrafes, qui fermaient ces manteaux.
André de Micy dessinait, à partir du faîte, la façade méridionale de la basilique élevée par Fulbert ; il montrait, dans cette besogne, un grand souci d’exactitude. Les onze fenêtres qui nous éclairent encore lorsque nous visitons la crypte actuelle sont ponctuellement alignées dans le dessin d’André de Micy. Nous avons là, sous les yeux, la cathédrale d’alors, fraîchement reconstruite au lendemain de l’incendie de 1020 ; et les Chartrains de l’époque, tels que Sigon et André de Micy pouvaient les observer dans les saintes liturgies ; et Fulbert en personne, remplissant son office de docteur de la foi. Cette cathédrale où sa voix venait de tomber sans que jamais son ardeur se fût éteinte, demeurait pleine de son souvenir.
À son ombre, naguère, il avait illustré par son enseignement ces écoles de Chartres, dont la gloire philosophique et littéraire précéda celle de l’Université de Paris. Pour relever la basilique de ses cendres, il avait fait appel à Robert le Pieux, roi de France ; à Guillaume v, duc d’Aquitaine ; à Canut le Grand, roi d’Angleterre, de Danemark, de Suède et de Norvège : la cathédrale réédifiée apparaissait en toute vérité comme la fille de son âme, le fruit de sa vie. Mais Fulbert une fois mort, les portes de l’édifice se fermaient devant le cadavre. Les cathédrales, pourtant, sont généralement des ossuaires et abritent jusqu’au jour du dernier jugement, des évêques et des chanoines, des rois et des reines, des bienfaiteurs de marque. Mais dans celle de Chartres aucun fils d’Eve, fût-il évêque, ne fut admis à dormir son dernier sommeil ; il n’y eut de privilège, à cet égard, que pour les martyrs qui, tout au fond du puits des Saints Forts, attendent la résurrection glorieuse d’une chair autrefois meurtrie. La dépouille de Fulbert aurait passée pour une intruse dans le monument dont il avait été l’architecte. La seigneurie toute spéciale que la piété chartraine reconnaissait à la Vierge ne comportait pas l’abandon du moindre pouce de la terre aux ossements des humains. C’est qu’il semblait que ce mot : Notre-Dame, Nostra Domina, eût à Chartres un sens plus rigoureux, plus juridique, j’allais dire plus féodal que partout ailleurs. Marie, sur cette colline, était vraiment la souveraine, et un moine anglais du XIIe siècle écrira dans un recueil de miracles : « La ville de Chartres est si fervente dans le culte de Marie que si quelqu’un, même un simple homme du peuple, se bornait à l’appeler Sainte Marie sans joindre le titre de Notre-Dame, il serait accusé d’un crime capital, et tous le montreraient du doigt. »
Le Chartrain digne de ce nom, invoquait donc la Vierge par son titre en même temps que par son nom et l’appelait Notre-Dame Sainte-Marie, rendant hommage, ainsi, à sa suprématie terrestre en même temps qu’à sa gloire céleste. Quelques lettres qu’adressait à Fulbert son disciple Hildegaire nous sont une preuve touchante de la place qu’occupait cette Dame dans la vie d’un Chartrain.
Fulbert s’était réjoui d’accepter les fonctions de trésorier de Saint-Hilaire à Poitiers ; il comptait y trouver des ressources pour la construction de la cathédrale de Chartres. Il avait, vers 1204, délégué là-bas Hildegaire pour s’occuper effectivement de cette trésorerie. Hildegaire, en ce lointain Poitiers, ne tardait pas à ressentir le mal du pays ; on le voyait en quelques traits précis faire le diagnostic de son malaise. Il regrettait Chartres à cause de Fulbert, il le regrettait à cause de la Vierge. « Je vous avoue qu’il m’est bien pénible, à moi qui suis si inculte et qui ai besoin chaque jour de vos leçons, d’être depuis longtemps privé de votre présence et empêché de rendre mes hommages à la bienheureuse Vierge… Si du moins j’étais sûr que vous ferez bientôt à l’église de Saint-Hilaire l’honneur de la visiter ! Cette espérance me rendrait supportable l’obligation de rester si loin de votre entourage et du service de Notre-Dame. »
Un an s’écoulait, et Hildegaire revenait à la charge. « Non, je ne peux plus endurer, si ce n’est que vos ordres m’y forcent, et mon exil, et la trop longue impuissance où je suis de rendre mes devoirs à la Mère de Dieu et à vous. »
Finalement Fulbert rappelait Hildegaire, et celui-ci écrivait au doyen qui provisoirement lui succédait dans la trésorerie : « Je suis tellement attaché au service de sainte Marie que je ne puis en demeurer écarté sans faute et sans dommage. L’éminente Mère de Dieu plaidera ma cause près de Saint Hilaire, si j’ai offensé ce saint ; certes je n’aurais jamais, à saint Hilaire, préféré un moindre saint. Mais je devais rentrer dans la clientèle de la Mère du Seigneur qui est justement élevée au-dessus de tous les archanges, moi qui suis son tout petit nourrisson. »