Jean ONIMUS (Marseille 1er septembre 1909-Valbonne 3 août 2007) est un essayiste français. Agrégé de lettres classiques, il soutient une thèse de doctorat d’État sur Péguy et devient professeur de littérature française à l’université d’Aix puis celle de Nice, ainsi qu’à l’étranger. Son immense culture nourrissait un christianisme interrogatif, vivifié par Teilhard de Chardin, ouvert sur les problèmes de l’univers et de la connaissance. Son œuvre vaste et diverse exprime la richesse de sa personnalité, comportant des essais sur la famille, la poésie, la crise de la pensée moderne. Un regard personnel et vibrant sur Chartres : celui d’un pèlerin d’un jour.

« Papa, maman.

Ainsi donc Chartres est consommé !… En vous écrivant hier soir, je disais avoir terminé mes auteurs et me morfondre dans l’attente. Tout à coup : illumination ! Si j’y allais !
Aussitôt dit, je cours acheter un bout de chocolat et consulter l’indicateur.
Dès l’aube à 4h1/2, le réveil sonne. Je bondis. Tout est prêt, mais comment sortir ? Après hésitation, je hurle : la porte s’il vous plait et le sésame s’ouvrit. Un coup de vent m’accueille, bise froide, cinglante que je n’attendais pas vu le temps d’hier. Hélas le sésame s’était refermé et je n’avais pas mon manteau… le ciel était gris, triste… Oh bah ! pensais-je, c’est l’épreuve du pèlerin au départ : surmontons ces contingences, si je n’ai pas de manteau, j’en serai quitte pour rester toute la journée dans la Cathédrale. Et s’il fait froid sur la route, je courrai. Les déserts ont-ils arrêté les croisés ? […] je monte dans le train. Trajet long par les plaines de Beauce. Fastidieux, mais je lisais la splendeur de Notre-Dame. ‘Étoile de la mer, voici la lourde nappe Et la profonde houle et l’océan de blé ‘ chantait Péguy. Et me recueillant, j’attendais.

Villette : halte. Quatre maisons tapies dans un vallon. Je descends. Une église ? Non. […] Serrant mon veston, je narguais le vent froid de la nuit car déjà le soleil inondait la vallée. Une pente, la route monte vers le ciel en coupant un bocage, que vais-je voir derrière sur l’horizon ? Une voix me dit qu’elle est là…
Elle y était ! Dressée là-bas sur l’horizon avec ses deux clochers qui pointaient vers le Ciel, enveloppée de brouillard pâle où filtrait le lointain soleil, vision si douce de la plaine infinie, si française : je veux parler de cette lumière légère de l’Île de France qui m’enchante toujours au sortir de la Provence. Je lui tendais les bras, j’avais l’impression de me volatiliser.
Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de France, Notre-Dame de la Plaine, après tant de siècles d’histoire, me voici à mon tour, je viens à vous perdu sur les routes de France, exilé, frissonnant sous la rafale, à travers cette plaine que vous avez bénie. Tout haut, je commençais un chapelet, seul dans les champs infinis et, à chaque grain, le soleil montait merveilleusement. La plaine s’illuminait, les herbes frissonnantes lançaient des étincelles et, dans les blés naissants, éclataient les coquelicots. Je me fis un bouquet d’églantines et de bleuets, deux à chaque poche et je marchais sur la route de saint Louis, les yeux fixés sur la Cathédrale. Oh ! le merveilleux chapelet parfumé des guérets de Beauce, prestigieux quand j’y songe maintenant : j’étais, je crois, un peu fou. Notre Dame de Chartres, avais-je tort ?

J’avais emporté du miel de l’oncle Étienne et j’en suçais un peu : dans les champs, c’est le meilleur moyen de se faire papillon. Et la basilique se rapprochait, toujours plus haute dans le ciel bleu. Pas de maison : on ne voit qu’elle au-dessus des arbres. C’est vraiment le cœur de la plaine, tout converge vers ELLE.
J’avançais lentement maintenant. Le dirais-je ? J’avais peur du faubourg, j’hésitais à quitter les champs. Notre-Dame des Moissons, il fait si bon vous prier au milieu des pâquerettes ! Vous êtes si belle ainsi, reine des champs infinis, vos clochers sont si hardis, si francs dans l’azur avec une étincelle à leur pinacle…
Mais il n’y eut pas de faubourg ! Oh joie ! Par une allée royale, on arrive sur les berges verdoyantes de l’Eure, l’Eure voluptueuse et nonchalante qui se traîne au milieu des prairies en baisant les saules pleureurs. Mais voici, voici le comble ! Oh ! quel battement d’âme quand j’entrevis la vieille muraille, la porte crénelée, les tours, le pont-levis. Enfin j’entrais dans une ville par la porte : mon rêve. Oh ! comme je fis sonner mes talons sur les dalles dans la ruelle morte qui arborait de grotesques « sens interdit« . Mais la basilique m’obsédait, je gravis la pente et tombai sur ELLE. [Je viens de vous quitter pour aller dîner et entendre les deux pimbêches parler, de sorte que ces inepties m’ont tout brouillé].
J’ai presque envie d’en rester là. Car enfin comment célébrer Notre-Dame de Chartres ? Il faudrait avoir une âme aussi vibrante que ses vitraux, aussi profonde que sa nef, aussi folle que son pinacle. Que Huysmans est lourd quand il s’agit de décrire l’envolée de l’ogive ! Il rampe. Je vais en faire autant. Tant pis : passons le portail royal et ses hiératiques statues du XIIe, ouvrons la suprême portière.

Nuit ! Immense, majestueuse nuit chargée de bouffées d’encens et là-haut, dans le ciel, perdues dans d’invraisemblables profondeurs, crépitent les verrières enluminées. Azur, pourpre et or, un miracle dans le ciel. Bleu, plus bleu que le flot d’Ionie, plus bleu que le bleu des rêves, l’arbre de Jessé inonde la nef de sa limpide clarté. En face flambe un prophète à la robe flamboyante. Verts, verts d’émeraude, vieil or, les dalmatiques scintillent dans le ciel. Toute une floraison prestigieuse, ensorcelante : l’enluminure de cette somme de pierre.
L’obscurité se dissipe. La fuite de la nef se précise, on nage dans une lumière bleue, pailletée de mauve et de pourpre, clarté mystique qui laisse aux voûtes leur insondable mystère. Et là bas, au coin du transept, voici « Notre-Dame de la belle verrière » Oh celle là, je renonce ! Non : dans un fond bleu sombre éclate, limpide, lumineuse, une vierge d’azur. Son corps semble fait de soleil et de ciel bleu, tout le verre est limpide : l’opposition est si saisissante qu’on s’arrête stupide.
Je suis allé dans cette crypte construite par le grand Fulbert, extraordinaire galerie ténébreuse qui entoure le terre-plein de la basilique. Dans un coin, le « Puits des St Forts », sanctuaire primitif, souvenir des martyrs du IIIe, et voici cette chapelle de Notre-Dame de Sous-Terre et cette statue Virgini Pariturae que jadis adoraient, dit-on, les druides.
Silence. À peine entend-on le faible écho de la grand-messe. Je suis terrassé par les siècles d’histoire : ici s’agenouillèrent les Croisés, ici vint en pèlerinage Saint Louis… Mais qu’importent les détails : c’est l’impression violente d’être au cœur de Chartres, de la Vieille France et de ce culte de Notre-Dame où le XIIIe mit ses plus beaux rêves. On reste abîmé dans ce prodigieux silence, le silence des aïeux.
Deux mots encore : je veux parler de ce bas relief de l’ancien jubé, Bethléem. La Sainte Vierge a un si joli geste, étendant sa main vers l’Enfant, écartant ses langes pour voir sa petite tête. Et dire que cela est du XIIIe (siècle hiératique, dit-on !). Je suis monté aux tours afin de contempler avec Notre-Dame sa plaine infinie, afin de voir ce que depuis 6 siècles elle contemple.
Les beaux clochers ! Si français ! Celui du XIIIe surtout, immense flèche de pierre sans un accroc. La tour du XVIe est trop tourmentée, trop maniérée. J’y étais quand on sonna les Vêpres : au premier coup de cloche, je frémis tout entier avec la vieille pierre, avec l’air léger de Beauce, avec la ville entière. La Cathédrale vibrait comme un grand cœur de pierre et j’écoutais ses battements.

Je ne voulais pas manquer d’entendre le Magnificat rouler sous les voûtes et vibrer sur les verrières. Mais ce fut d’abord un chant de jubilation : Veni Creator. Oui, elle jubilait la Cathédrale : c’était elle qui chantait, on ne voyait pas l’orgue, la musique inondait partout. Quant au Magnificat, je renonce à le dire…
Et à 6h je débarquais à Paris. Purifié, vidé de tous les éphémères, rêvant de briller pour les âges futurs avec la limpidité et la flamme de ces prestigieuses verrières.

Je vous embrasse de tout mon cœur, Jean ».